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passion d’une manière éclatante, en se perçant de son épée, sur le corps même d’Antigone. Si donc on est peu fondé à prétendre que l’amour ait été ignoré des anciens, il est plus exact de dire que, chez eux, l’état social, la vie tout extérieure, les relations des deux sexes telles qu’elles existaient alors, laissaient à l’amour une moindre place ; il y était moins développé, moins raffiné, et des idées de convenances très différentes des nôtres n’en permettaient pas l’expression directe sur le théâtre.

Quant au personnage de Créon, il est esquissé avec beaucoup d’art. On voit en lui un ambitieux, jaloux de son pouvoir, et perverti par l’exercice de l’autorité absolue. Au goût de la tyrannie, il joint l’esprit sophiste qui prétend la justifier ; il veut convaincre les citoyens, que le salut de l’État se confond avec l’exécution de ses volontés les plus arbitraires : de là cet étalage de maximes morales et politiques, dont il entremêle ses discours ; il s’efforce de prêter à son décret inhumain les apparences de la justice et la sanction de la légalité. Enfin, pour dernier trait, l’obstination de l’orgueil : plus son projet rencontre d’obstacles, plus il y persiste avec opiniâtreté, et l’inexécution de ses ordres excite en lui un ressentiment, qui le porte aux derniers excès, et finit par amener la ruine de toute sa famille.

Au milieu de ces conflits, le Chœur joue un rôle bien passif : les vieillards thébains qui le composent sont d’humeur débonnaire, complaisante, servile même, ils donnent toujours raison à celui qui parle ; d’abord à Créon, qui prêche l’absolutisme et l’obéissance passive, et bientôt à son fils, qui proteste en faveur de la justice et de la liberté humaine. Malgré sa compassion pour Antigone, le Chœur reste frappé de crainte devant son persécuteur, et n’essaie pas même de le fléchir par des prières. Cet abandon fait d’autant plus ressortir le courage d’Antigone. Quand nous la voyons marcher à la mort, sans être un objet de regrets, comment ne pas partager son indignation contre la lâcheté de ses concitoyens, qui ne lui accordent pas même une larme ?

Aucune pièce de Sophocle n’excita plus d’applaudissements que l’Antigone. Le grammairien Aristophane de Byzance, à qui l’on attribue le second argument placé en tête du texte, la compte au nombre des plus belles tragédies de ce poète. Il ajoute même que le succès de l’ouvrage lui valut l’honneur d’être nommé un des généraux de l’expédition dirigée contre Samos. Au premier abord, on ne peut se défendre d’une certaine surprise, en voyant un mérite purement littéraire récompensé par les charges les plus importantes de l’État ; on est tenté de sourire aux bizarres caprices de cette démocratie, qui payait le talent dramatique par un commandement militaire ; on a beau jeu alors à plaisanter sur le caractère frivole des Athéniens, assez riche d’ailleurs sous ce rapport pour qu’il ne soit pas besoin de charger le portrait.