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avez bu le sang de mon père versé par mes mains, avez-vous gardé le souvenir des crimes que je commis alors, et de ceux que je commis ensuite, une fois arrivé dans Thèbes ? O hymen, hymen funeste ! tu m’as donné la vie, et, après me l’avoir donnée, tu fis rentrer mon sang dans ces mêmes flancs où je fus porté, et par là tu produisis des pères, des frères, des fils, criminel assemblage, des femmes, des épouses, des mères, et tout ce que les hommes virent jamais de plus abominable[1]. Mais c’en est trop, craignons de redire ce qu’il est horrible de faire ; au nom des dieux, hâtez-vous, cachez-moi dans quelque terre écartée ; arrachez-moi la vie, précipitez-moi dans la mer, en des lieux où vous ne me verrez plus. Approchez, daignez toucher un malheureux ; croyez-moi, ne craignez rien ; de tels maux ne sauraient atteindre nul autre mortel que moi.

LE CHŒUR.

Mais voici à propos Créon, qui pourra satisfaire tes demandes et t’aider de ses conseils ; car il reste seul chargé de veiller à ta place sur ce pays.

ŒDIPE.

Hélas ! que pourrais-je donc lui dire ? quel droit ai-je d’espérer en lui ? je me suis montré naguère si injuste à son égard !



CRÉON.

Je ne viens point, Œdipe, insulter à tes maux, et te reprocher aucune des anciennes offenses. Mais vous, Thébains, si vous ne respectez plus les hommes, au

  1. Voici comment Boileau a rendu ce passage dans sa traduction du Traité du Sublime, par Longin :
    Hymen, funeste hymen, tu m’as donné la vie ;
    Mais dans ces mêmes flancs où je fus renfermé.
    Tu fais rentrer ce sang dont tu m’avais formé ;
    Et par là tu produis et des fils et des pères,
    Des frères, des maris, des femmes et des mères,
    Et tout ce que du sort la maligne fureur
    Fit jamais voir au jour et de honte et d’horreur.