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et. s’il est encore des maux plus horribles, ils ont fondu sur Œdipe.

LE CHŒUR.

Je ne sais si je dois approuver ta résolution ; car il eût mieux valu pour toi ne plus vivre, que vivre aveugle.

ŒDIPE.

Ce que j’ai fait était ce que j’avais de mieux à faire, ne cherche point à me persuader et ne me donne plus de conseils. De quels yeux, en effet, si j’étais descendu clairvoyant aux enfers, regarderais-je un père, une mère infortunée, sur lesquels j’ai commis des crimes que la mort la plus ignominieuse[1] ne saurait expier ? Diras-tu qu’il m’eût été doux de voir croître ces enfants sous mes yeux, quelle que soit leur naissance ? Non, jamais je n’aurais pu supporter leur vue. Je ne pourrais plus voir cette ville, ces murs, ces images sacrées des dieux, que moi seul entre les Thébains je me suis interdits à moi-même, lorsque j’ordonnai à tous de bannir le coupable, moi, l’impie, que les dieux ont désigné comme l’être impur, et issu du sang de Laïus. Après avoir ainsi révélé mon opprobre, aurais-je pu en voir les témoins d’un œil assuré ? Non, certes. Mais que ne puis-je encore fermer en moi les sources de l’ouïe ! je ne manquerais pas de clore toutes les parties de mon corps, afin d’être à la fois aveugle et sourd. En effet, n’avoir pas le sentiment, de son malheur est une consolation. O Cithéron ! pourquoi m’as-tu donné asile ? pourquoi, du moins, ne m’as-tu pas sur-le-champ donné la mort, pour que jamais le secret de ma naissance ne fût révélé aux hommes ? O Polybe ! ô Corinthe ! palais antique, que j’appelais celui de mon père, quel amas d’impuretés vous nourrissiez en moi, sous ces dehors brillants ! Maintenant je me trouve être un coupable, issu d’une race coupable. O triple chemin, sombre vallée, forêt témoin de mon crime, étroit sentier à l’embranchement des trois routes, qui

  1. Littéralement : « qui méritent plus que la pendaison »