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il la suit jusqu’au bout, quoiqu’il pressente déjà la funeste issue de ses recherches.

C’est une belle conception que celle du devin Tirésias, qui sait tout, et qui redoute de révéler la vérité. Quelle profondeur dans cette tristesse sans égale que lui laisse la connaissance du passé et de l’avenir ! Il est aveugle, comme si cette privation de la vue extérieure le rendait plus clairvoyant dans les choses qui échappent aux yeux des mortels. Objet de la vénération publique, la voix du Chœur, qui est ici celle du peuple, le met de pair avec Apollon : « Tirésias partage avec Phœbus la science prophétique. » La qualification d’ᾶναξ (prince) est donnée à l’un et à l’autre. Il répond fièrement à Œdipe : « Sujet d’Apollon, je ne suis pas le tien. » Est-ce donc que l’ordre religieux était indépendant de l’ordre civil ? Il est certain qu’on ne voit ailleurs nulle autre trace de cette indépendance, dans l’histoire de la société grecque. Serait-ce une réminiscence de l’antique sacerdoce, aboli depuis des siècles ?

Le rôle de Jocaste est aussi une création originale qui porte l’empreinte du siècle de Sophocle. Son incrédulité pour les oracles est fondée sur sa propre expérience ; des prédictions qui lui ont été faites ne se sont pas réalisées : « Crois-moi, dit-elle à Œdipe, aucun mortel ne dévoile les secrets du ciel. » Et ailleurs : « Que sert à l’homme de craindre, puisqu’il est le jouet de la fortune, et qu’il ne peut lire dans l’avenir ? Le mieux est de s’abandonner au hasard et de jouir de la vie. »

Quand le poète osait prêter à Jocaste un pareil langage, déjà, sans doute, des germes de scepticisme s’étaient manifestés au sein des peuples ; déjà, en effet, les sophistes avaient prêché publiquement leurs doctrines. Si d’ailleurs nous voulions tirer du drame de Sophocle quelque induction sur l’état religieux des esprits à cette époque, on pourrait dire, ce me semble, qu’ils en étaient alors, en matière de religion, au même point que chez nous, vers la fin du dix-septième siècle ; et le polythéisme grec, malgré l’éclat dont il brillait encore dans les fêtes publiques, touchait au moment de sa décadence. Élevés sous la tutelle de l’antique religion, les hommes d’alors devaient à leur éducation de comprendre et de respecter le culte national ; mais déjà le doute et l’examen ébranlaient les vieilles croyances. Derrière eux grandissait une jeune génération, possédée par l’amour des nouveautés et par l’esprit de moquerie. Ce que Voltaire et les philosophes firent en France, Anaxagor, Socrate, Aristophane, quoique dans un esprit bien différent des philosophes du dix-huitième siècle, le firent à Athènes. Tout en employant des procédés très-divers, ils mirent en saillie les erreurs, les contra-