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CRÉON.
Ceux qui l’accompagnaient, ont, dit-on, tous péri,

Hors un seul ; de ces lieux par crainte il s’est enfui ;
Il n’a pu raconter qu’un seul fait remarquable.

ŒDIPE.
Quel est-il ? sur la voie il serait désirable

Qu’il pût nous mettre et fit luire un rayon d’espoir.

CRÉON.
Il nous a rapporté tout ce qu’il a pu voir :

Laïus, par des brigands postés sur son passage,
Attaqué, lutta seul en vain contre leur rage[1].

ŒDIPE.
Mais comment auraient-ils commis cet attentat,

À moins qu’à ce forfait l’or ne les excitât[2] ?

CRÉON.
Ce soupçon est fondé : Laius n’est plus en vie ;

L’or sans doute a payé sa tête, et sa patrie
N’a point vengé sa cendre.

ŒDIPE.
Eh ! quels nouveaux malheurs

Ont pu vous empêcher de chercher les auteurs
De ce forfait ?

CRÉON.
Du sphinx les nombreuses victimes[3]

Nous ont fait oublier, malgré nous, d’anciens crimes
Pour des maux plus pressants.

  1. Ce rapport est inexact. Mais si Phorbas, qui a abandonné son maître dans le danger, eût raconté le fait tel qu’il s’était passé, on l’aurait accusé de lâcheté : il exagérait le péril pour excuser sa fuite.
  2. Il s’agirait donc ici de séduction à force d’argent. Plusieurs ont pensé à tort que le sens du texte était que Laïus, marchant sans ses trésors, on n’avait pas d’intérêt à l’attaquer ; aussi soupçonna-t-on quelque autre motif. Ce premier soupçon prépare, sans le justifier, l’emportement d’Œdipe contre Tirésias et contre Créon.
  3. Le sphinx et ses pièges cruels, ses énigmes enveloppées. Sophocle, par cette réponse, a voulu repousser ou prévenir la critique fondée sur ce qu’il n’était pas naturel qu’on eût négligé si longtemps la recherche des assassins de Laïus.
    On sait l’histoire curieuse du sphinx. Les uns disent que ce fut une flotte qui s’empara de la Béotie et infesta le pays thébain, sous la conduite d’une femme cruelle qu’Œdipe tua. D’autres prétendent que le sphinx était une fille naturelle de Laïus, laquelle fit mourir ceux des Thébains qui alléguaient l’oracle d’Apollon à Cadmus sur la succession de ses enfants, pour empêcher les fils illégitimes de régner ; que cette ville voulut qu’on produisit cet oracle ; qu’Œdipe, instruit en songe, le récita et fit mourir sa sœur.
    Il y a mainte explication, antique ou moderne, de l’idée mystique et symbolique du sphinx. (V. le livre Ier et l’épilogue d’ANTIGONE par Ballanche.)