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Selon Voltaire, le défaut le plus grave de l’Œdipe-Roi, c’est que le héros de la pièce doute trop longtemps de ses malheurs. C’est, selon lui, un artifice grossier du poète, qui, par tant d’ignorance dans Œdipe et dans Jocaste, veut faire filer jusqu’au cinquième acte de sa tragédie, qui finit plusieurs fois, une reconnaissance déjà manifestée au second, et laisse subsister cette faute dans tout le cours de la pièce. La Harpe a prouvé que Voltaire va beaucoup trop loin dans cette critique et que son arrêt est beaucoup trop sévère et même injuste, en prononçant qu’il y a des contradictions, des absurdités et de vaines déclamations.

Ce que les critiques ont droit de blâmer dans Voltaire lui-même, dit avec raison N. Lemercier, homme de talent et de goût, c’est l’imitation trop confuse de son beau modèle ; c’est l’omission du rôle de Tirésias, auquel supplée mal celui du grand prêtre ; c’est le rétrécissement du sujet, si simplement développé dans la pièce originale ; c’est le délire emprunté des fureurs d’Oreste, si peu convenable au juste désespoir qui saisit Œdipe au terme de la catastrophe ; c‘est l’absence du dénoûment formé dans l’auteur grec par le récit de la mort de Jocaste et par le douloureux exil du héros aveuglé de ses propres mains. N. Lemercier aurait dû ajouter à cette énumération le malencontreux épisode des amours de Jocaste et de Philoctète que nous avons critiqué plus haut. De plus, la scène du vieux confident de Polybe avec le roi de Thèbes et avec sa mère, celle de la reconnaissance du vieux berger de Laïus n’ont rien de comparable en beauté dans la tragédie de Voltaire, qui ne présente qu’une précieuse esquisse de ce tableau savamment tracé. On sait enfin que le fécond tragique français a pris sur lui de supprimer tout entier ce cinquième acte, duquel s’épanchent les plus abondantes expressions du pathétique. Que de beautés fortes et originales, sentimentales et sublimes, se trouvaient ainsi en dehors du plan rétréci du grand tragique, malheureusement trop jeune à l’époque où il entreprit d’imiter cet Œdipe, que son inimitable maître avait composé à l’âge de plus de cinquante ans !

Quant à Corneille, si souvent sublime et profond, il faut qu’il n’ait point lu du tout Sophocle ou le méprisât beaucoup, puisqu’il n’a rien emprunté de lui, ni beautés ni défauts : il n’a pris de l’antique Œdipe que le nom. Son génie, trop assujetti au goût des intrigues romanesques de son siècle, a renversé, altéré et dénaturé dans toutes ses parties, le plus beau, le plus admirable sujet de l’antiquité tragique, pour y faire entrer l’amour comme ressort principal. Sa pièce est