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OBSERVATIONS GÉNÉRALES
SUR L’ŒDIPE-ROI, DE SOPHOCLE.




Qu’il serait intéressant de reprendre la suite des tableaux que l’on a vus se dérouler, et de les réunir ici en un seul, pour les analyser avec plus d’ensemble ! Les cinq actes en effet ne forment réellement qu’un seul et même tableau tragique. La peinture ne saurait représenter sur la toile qu’un seul et unique instant ; la poésie tragique nous en offre plusieurs réunis dans un point de vue ; c’est le même tableau diversifié. De part et d’autre, même ordonnance, mêmes proportions, même but. C’est ici qu’on peut dire surtout que la Poésie a de grands et réels avantages sur sa sœur la Peinture. L’Œdipe de Sophocle présente une ordonnance générale au-dessus de toute critique ; les proportions y sont exactes jusqu’au scrupule ; et le but en est si élevé, qu’il devient la véritable source du plaisir que procure cette pièce. En effet, quel intérêt inexplicable ne vient pas d’abord piquer notre curiosité et la faire croître à chaque pas, à mesure qu’il la satisfait ? Qu’on s’étudie en lisant Œdipe, et l’on se sent passer sans interruption de la crainte à l’espérance, et de l’espérance à la crainte, pour aboutir enfin à la pitié confondue avec la terreur : heureux effet de l’intérêt répandu dans les diverses parties de cet ouvrage, comme la vie dans celles du corps ! Les caractères de chaque personnage sont si bien marqués et si bien soutenus, qu’ils concourent tous de concert à ce mouvement alternatif, à ce flux et reflux d’émotions, au moyen de deux oracles, ressort très simple d’une machine paraissant par son jeu infiniment composée, sans l’être aucunement. Rien en effet d’inutile, nul épisode et nulle scène superflus, nul morceau même à la rigueur qu’on puisse retrancher dans un ensemble aussi parfait et aussi intéressant. Qu’y a-t-il dans les beautés de la nature ou de l’art qui aille mieux chercher le cœur, l’échauffer et le remuer ? L’intérêt non partagé et bien conduit est l’âme et la grâce de la beauté tragique. Pour sentir tout cela le mieux possible, il faut avoir la force de se transporter au théâtre d’Athènes ; il faut entendre non-seulement le texte grec, mais encore n’être pas étranger aux mœurs des anciens. Quelle exquise jouissance pour un littérateur, quelquefois mal à l’aise avec ceux de son temps, que ce retour passionné, inspiré en quelque sorte, vers les sublimes époques de foi et de génie, d’unité religieuse et littéraire, dont le chef-d’œuvre de Sophocle est certes la plus vivante et la plus complète expression !  ! c’est à la fois une de ces œuvres locales et universelles.

Les meilleures productions sont loin d’être cependant à l’abri de la critique : elle est si aisée ! Ainsi l’on a demandé pourquoi Œdipe ne se tue pas ? Outre qu’il en donne lui-même la raison dans le cinquième acte : « De quels yeux verrais-je aux enfers, un père et une mère, etc. ; » on peut répondre qu’il n’était pas armé, que l’usage de ce temps ne voulait pas qu’il le fût. On lui refuse des armes. Il détache une agrafe d’or des habits de sa femme morte et s’en crève les yeux, supplice plus affreux que la mort même qu’il envie à Jocaste. Sophocle a soin de fournir cette simple solution.

Nous avons dit que l’on a trouvé ce cinquième acte, inutile, puisque Œdipe s’est reconnu coupable et que son arrêt est retombé sur lui. L’action est terminée, mais la tragédie ne l’est pas : c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’action principale, mais que les scènes les plus tragiques, suites naturelles de l’action, restent à remplir. L’action principale même, à la rigueur, n’est pas tout à fait terminée, et cela pour ces trois raisons : 1o l’oracle d’Apollon n’est point satisfait, car il s’agit non-seulement de découvrir le coupable, mais encore de le bannir. Or, c’est au roi et au peuple de le faire, puisque ce sont eux