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CRÉON.
Chasse à jamais l’envie

De dominer : ce fut le malheur de ta vie.

LE CHŒUR.
Vous l’avez sous les yeux, ce monarque, ô Thébains !

Que le ciel semblait mettre au-dessus des humains :
Il devait sa puissance à sa seule sagesse
Et non point au hasard, au sang, à la richesse.
L’esprit rare et prudent de ce divin mortel
L’avait rendu vainqueur de ce monstre cruel
Dont il sut dévoiler les sanglantes énigmes.
Voyez l’amas d’horreurs où l’ont plongé ses crimes !
Apprenez, ô mortels ambitieux et vains !
Que nul ne peut juger du bonheur des humains
Avant que l’on n’ait vu s’achever leur carrière[1]
Sans crimes et sans maux jusqu’à l’heure dernière.

  1. La moralité a son tour après les larmes. Cette même idée a été exprimée plusieurs fois par Sophocle et par Euripide. Il n’y avait rien de plus ordinaire dans la tragédie grecque, dont c’était la leçon constante. C’est la réponse de Solon à Crésus, qui n’en reconnut la vérité que dans son infortune.
    (Voyez Hérodote, I, 29-33.) Cette leçon a été tournée ainsi par Ovide :
    …Sed scilicet ultima semper
    Expectanda dies homini est, dicique beatus
    Ante obitum nemo supremaque funera debet.
    M. III, 135.
    Ausone a dit aussi :
    Spectandum dico terminum vitæ prius,
    Tunc judicandum, si manet felicitas.
    LUD. VII.
    Comparez encore ce que Sophocle lui-même met dans la bouche de Déjanire, au commencement de sa tragédie des Trachiniennes.

    Après la manière dont le chœur résume ici l’effet moral de la pièce, on ne saurait douter que le véritable but de Sophocle dans cette pièce ainsi que dans toutes les autres, ne fût de montrer aux Athéniens le grand tableau des révolutions de la fortune, pour servir à la fois de leçon aux gens heureux et de consolation aux infortunés. C’était, pour ainsi dire, l’essence de la philosophie pratique des premiers temps.