Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/328

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où la voici, l’infortunée, elle qui prend toujours soin de ta vie, de ta cécité, qui mène une existence de mendiante, à l’âge où elle est, sans époux, à la merci du premier ravisseur. Quel opprobre, malheureux que e suis, je viens de jeter sur toi, sur moi, sur toute notre race ! Mais puisqu’il est impossible de cacher ce que tout le monde sait, par les dieux paternels, Œdipe, laisse-toi persuader, cache ces hontes, consens à revenir à Thèbes, dans le palais de tes pères ; dis un amical adieu à Athènes, elle en est digne, mais ta patrie a plus de droits à ta vénération : elle est ton antique nourrice.

Œdipe. — Toi qui as toutes les audaces et qui en tout sais trouver la fourbe apparence de la droiture[1], pourquoi cette tentative et pourquoi veux-tu encore une fois me prendre en des pièges où précisément je souffrirais d’être pris[2] ? Naguère accablé par mes malheurs domestiques, quand il m’était doux qu’on m’exilât, tu ne voulus pas, quand je le voulais, m’accorder ce bienfait. Au contraire, quand ma fureur fut rassasiée et qu’il m’était agréable de vivre dans mon palais, c’est alors que tu m’as chassé, que tu m’as banni, et cette parenté dont tu parles ne t’était alors en aucune façon aussi chère. Aujourd’hui que tu vois cette cité et un peuple entier m’accueillir avec amitié, tu t’efforces de m’arracher à eux et tu caches ta dureté sous des paroles doucereuses. Pourtant quel charme y a-t-il à aimer les gens malgré eux ! Si quelqu’un prié par toi avec insistance ne te donnait rien et ne voulait pas te secourir, puis, quand lu aurais le cœur rassasié de ce que tu désirais, s’il te faisait

  1. Œdipe commence par dévoiler l’hypocrisie de Créon. S’il savait que cet homme, malgré toutes ses protestations de compassion et de dévouement, lui a déjà enlevé (cf. v. 818 sq.) une de ses filles, Ismène, qui s’est écartée un instant de son père, (cf. v. 607) la scène prendrait aussitôt une autre allure, mais au théâtre, plus qu’ailleurs, il faut ménager les effets.
  2. Il l’a dit plus haut, v. 91 sqq. : son tombeau sera une source de prospérité pour ceux qui l’auront accueilli, de malédiction pour ceux qui l’auront chassé. Telle est sa volonté. Si les Thébains, — chez lesquels à cause de son parricide il ne peut être enseveli, comme