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se justifierait-elle par sa relation avec la morale ? Diderot poursuit l’œuvre de Bayle, il cherche à montrer qu’au contraire la religion tourne le dos à la « morale naturelle » : « Ôtez la crainte de l’enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance. » On pourrait bien se contenter d’une « religion naturelle », c’est-à-dire des croyances vagues en l’existence de Dieu qui sont communes à toutes les religions, mais, nous explique-t-il par ailleurs, grâce aux travaux des savants contemporains, « le monde n’est plus un Dieu, c’est une machine qui a ses roues, ses cordes, ses poutres, ses ressorts et ses gonds. » Dieu est donc devenu complètement inutile.

Ce qui va dès lors caractériser son exposé de la conception matérialiste (c’est-à-dire scientifique) du monde, c’est l’appel constant à la vérification par l’expérience, le recours à l’efficacité de la technique démontrant la vérité d’une opinion. À ce point de vue, comme l’a fait remarquer Lénine, lorsqu’il s’agit de critiquer les bases de l’idéalisme, de montrer que Condillac, en n’allant pas au delà de la sensation, risque de donner des armes à cette conception antiscientifique, Diderot « arrive presque aux vues du matérialisme contemporain ». Et quand il met à un ouvrage pour titre De l’interprétation de la Nature, il s’agit avant tout pour lui de l’observation, de l’expérimentation sur la Nature, il examine les causes d’erreur, les possibilités de perfectionner les instruments d’observation. Il s’agit donc bien, comme on l’a dit, d’un matérialisme expérimental, d’un matérialisme scientifique.

La matière qui constitue l’univers résulte des combinaisons successives d’un certain nombre d’éléments en mouvement permanent. Rien n’y est en repos absolu, et pour Diderot qui dépasse par là souvent la physique de Newton, le mouvement n’est pas causé par des « forces » extérieures à la matière et s’exerçant sur elle, le mouvement est propre à la matière et en est inséparable. Par là tout est en changement continuel, et il faut se garder de croire en des limites trop nettes entre les diverses choses. Il s’est à ce point de vue particulièrement attaché à l’étude de la vie, de ses rapports avec la matière. De l’animal à la plante, il n’y a pas de transition claire. Pas de transition nette non plus de la matière végétale à la matière inerte : « Tout animal est plus ou moins homme… toute plante est plus ou moins animal », il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal, et depuis la molécule jusqu’à l’homme, il y a une chaîne d’êtres qui passent « de l’état de stupidité vivante jusqu’à l’état d’extrême intelligence ». Prenons par exemple la question de la sensibilité. Ne peut-on pas penser qu’il s’agit là d’une propriété très générale de la matière qui pourrait se manifester sous des aspects divers ? Lénine a montré que Diderot par là avait vu juste en ne cherchant pas « à tirer la sensation du mouvement de la matière ou à la ramener à ces mouvements, mais en la considérant comme une des propriétés de la matière en mouvement ».

Par là aussi Diderot s’est montré un véritable précurseur pour la doctrine de la transformation des espèces. Si les différentes espèces animales diffèrent seulement par le degré d’organisation de la matière, on conçoit qu’il soit possible qu’elles se transforment les unes dans les autres et que le milieu extérieur exerce une influence décisive sur leur évolution. Quand Diderot écrit : « Les organes