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NÉCROLOGIE

difier par degrés, quand tout changeait autour d’elle ; il ne put jamais prendre sur lui de s’intéresser aux réformes qui, depuis 1870, ont renouvelé et développé tout le système de notre enseignement supérieur. Il redoutait, à tort, selon moi, que, dans le plan nouveau, l’École n’eût point sa place gardée, qu’elle ne fût oubliée ou sacrifiée, et il faut avouer que le langage tenu à notre endroit par certains promoteurs des réformes n’était point fait pour calmer ces craintes.

Tournier fut donc indifférent ou, pour dire toute la vérité, plutôt hostile à toute la suite d’efforts qui devait aboutir à la constitution de nos Universités régionales et, n’étaient les appréhensions que nous avons rappelées, cette attitude aurait d’autant plus lieu de surprendre qu’il était au contraire sincèrement attaché à cette école des Hautes-Études dont la fondation, en 1868, a été comme le signal de tout ce mouvement. Au sortir de l’École normale, Tournier avait enseigné dans des lycées de province, puis, à Paris, au lycée Charlemagne, À la suite de quelques difficultés qu’il avait éprouvées dans sa classe de troisième, il avait pris un congé et s’était attaché au collège de Juilly. C’est là, dans cette retraite paisible, que, comme il me l’a jadis raconté, il avait entrepris de lire, la plume à la main, les principaux auteurs grecs et qu’il était devenu l’helléniste consommé que l’on sait, là aussi qu’il avait composé les deux thèses de doctorat qu’il soutint, en 1862, devant la Faculté de Paris, la latino sur Aristéas de Proconèse, la française intitulée Nemésis et la jalousie des dieux. Cette dernière était l’analyse d’une conception qui domine toute la vie morale du monde grec. Par la sûreté avec laquelle cette analyse était conduite comme par l’élégante précision de son style, Tournier semblait s’annoncer comme l’un des plus pénétrants historiens de la pensée grecque, désigné pour prendre place à côté de MM. Louis Ménard et Jules Girard ; mais, comme s’il avait découvert, au cours de son travail, qu’en pareille matière on ne peut jamais arriver à saisir qu’une partie de cette pensée des hommes d’autrefois, qu’on est toujours exposé à la fausser dans une certaine mesure lorsqu’on s’essaye à la traduire, il renonça, dès lors, à toute recherche et à toute entreprise de ce genre et il se cantonna dans l’interprétation et la critique des textes, Dès 1867, il publiait chez Hachette, ses Tragédies de Sophocle, avec un commentaire critique et explicatif. Ce volume, un des premiers publiés de cette collection d’éditions savantes, en est resté l’un des plus estimés ; il a fallu le réimprimer par deux fois, en 1877 et en 1886.

Il était vraiment à déplorer qu’une telle compétence et une telle science fussent perdues pour l’enseignement public. Lorsqu’en 1868 M. Duruy eut la pensée d’organiser ce séminaire d’études et de recherches désintéressées qu’il appela la Section d’histoire et de philologie de l’École des Hautes-Études, il chercha des hommes qui, par les goûts et par leur autorité scientifique déjà établie ou leur réputation naissante parussent disposés à entrer dans l’esprit du nouvel enseignement. J’avais, depuis l’École, conservé quelques relations avec Tournier ; j’avais lu avec un vif intérêt sa thèse sur Némésis et pratiqué son Sophocle ; je parlai de lui à M. Boissier, qui était associé aux projets du ministre. En décembre 1868, Tournier se voyait attache à l’École des Hautes Études, pour la philologie grecque, avec le titre de répétiteur. Il y recevait, un peu plus tard, le titre de directeur-adjoint, et, en 1894, après la mort de M. Waddington, celui de directeur d’études. Là, dans la petite salle de l’ancienne bibliothèque dont le souvenir est toujours resté cher à ceux qui la fréquentèrent dans ces temps déjà reculés, sa connaissance profonde de la langue grecque et son sens critique avaient été bien vite appréciés par les quelques apprentis hellénistes qui venaient s’asseoir autour de lui devant la vieille table vermoulue. En 1872, quand devint vacante, à l’École normale, la conférence de Grec en première année, il parut donc tout naturel d’y appeler Tournier. Depuis ce moment, sa vie, que l’on me passe cette expression familière, n’a pas bougé. Elle s’est partagée tout entière entre l’École normale et l’École des Hautes Études et, dans ces deux écoles, son enseignement a eu le même ca-