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En renvoyant la vaisselle, je mis dans chaque plat un peu de tabac. On me trouva fort poli, et les hommes et les femmes exprimèrent leur admiration par de forts claquements de langue.

« J'aurai désiré faire les échanges de suite et partir dans la nuit même, à la haute marrée ; mais les sauvages ne se pressent jamais, et je dus me résigner à passer la nuit à Bioto. Sous la maison, on avait allumé un grand feu pour chasser les moustiques ; mais la fumé devint insupportable et nos pauvres yeux, encore novices pour ce genre d'atmosphère, pleuraient, malgré nous, toute leurs larmes. Les sauvages s'en aperçurent et firent mettre le feu de côté.

« Tout à coup, vers neuf heures, alors que la conversation allait grand train, elle tomba par enchantement. Une femme venue d'un village voisin, Nieura, parlait toute seule à haute voix comme pour être entendue de tout le village. Elle annonçait la mort d'un habitant de Nieura et en donnait les détails. Un silence mêlé de stupeur suivit le discours de la femme. Je fus très frappé de l'impression que produit sur ces enfants des bois une nouvelle de mort. J'essayai alors de prendre quelques informations au sujet de leurs croyances sur Dieu, l'âme, la vie future, mais je n'ai rien pu savoir de certain. Il était environ dix heures quand les sauvages commencèrent à se retirer les uns après les autres.

« Le silence se fit dans le village, nous étendîmes nos couverture pour essayer de dormir. Mais la nuit fut longue ; les moustiques, la fumée, les bâtons sur lesquels nous étions couchés rendaient le sommeil impossible. Dans la nuit, je fis seul une visite dans le village : les feux étaient éteins, je pus aller partout. Une maison perchée sur des pilotis de 10 à 12 mètres me frappa. Le lendemain j'en demandais la destination. On ne voulu pas me répondre. Je soupçonnai un temple ou quelque chose d'analogue.

« Vers sept heures, la rivière était pleine, car la marée se fait sentir jusqu'ici ; je désirais partir, mais je n'avais encore rien obtenu. J'eus recours à une ruse. L'énumération des objets qu'on veut leur donner les tente, mais les objets eux-même les frappent davantage. Je fis dans la Maréa une exposition, comme, au bazar, de tous les petits riens que j'avais apportés. Oh ! alors, tout le monde se mit en mouvement. On allait, on venait, on courait de tous côtés. Les hommes admiraient la hache ; les femmes, les perles et le miroir ; le jeunes gens louaient le tabac et le couteau ; l'enthousiasme fut tel qu'en moins d'une demi-heure, porc, bananes, taros, yams et cocos, tout était chargé sur la pirogue et nous pouvions partir.

« Les adieux furent longs. Les femmes se retirèrent en me disant de ne pas oublier de revenir. Les hommes voulurent tous donner au Missionnaire une forte poignée de main, les enfants aussi. Je leur fis le cadeau du départ : un petit morceau de tabac à chacun, tous en le recevant me disaient :

« — Reviens vite, Missionnaire, n'oublie pas Bioto ;
« sitôt que tu auras une barque blanche (un canot),
« reviens à Bioto, et apporte beaucoup de tabac,
« beaucoup de chemises, de hachettes, beaucoup de
« miroirs et tu trouveras tout chez les fils de Bioto. »

« A leur grande joie, je leur promis de revenir. On s'achemina lentement vers la barque : là, nouveaux saluts, nouvelles instances et nouvelles promesses. Quelques-uns d'entre eux voulurent nous accompagner sur le fleuve. Ils nous laissèrent enfin, et je revins à Yule, heureux de penser que j'avais des provision pour un certain temps, en attendant des secours de Thursday. »

L'établissement de cette station n'avait pas été sans donner quelque ombrage aux ministres protestants disséminés sur les côtes de Nouvelle-Guinée.

Dans le courant de septembre, le P. Vérius reçut ordre du gouverneur général de la Nouvelle-Guinée d'avoir à suspendre ses travaux à Jule, et en même temps un navire vint le prendre pour le reconduire à Thursday.

Bien que le missionnaire envoyé par le Souverain Pontife et ses supérieurs légitimes n'ait besoin d'aucune autre autorisation, le Père Vérius céda : il se voyait de nouveau sans provisions, ne comprenant pas pourquoi elles ne lui arrivaient pas de Thursday, et, soupçonnant de nouvelles difficultés, il sentait le besoin d'une entrevue avec le Père Navarre. Confiant la maison avec quelques bagages au roi Rabaou lui-même qui la prenait sous sa protection, moyennant la promesse d'une hachette et d'une provision de tabac à son retour, le Père Vérius quittait Jule le 15 septembre.

« Les larmes me vinrent aux yeux, en descendant au port, écrivit-il ; les sauvages s'étaient réunis, ils étaient tout en pleurs... tellement, que les rudes mariniers qui nous venaient chercher en étaient émus.

« — Ces pauvres gens voient, disaient-ils, quels
« sont leurs vrais amis. »

« — Missionnaire, s'écriaient nos sauvages, en me
« serrant les mains, pourquoi laisse-tu Roro ? » et