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obtenir de crédit auprès des honnêtes gens qui respectent les lois de leur pays, et ils sont obligés d’avoir recours aux usuriers. Dans un pays tel que la Grande-Bretagne, où l’on prête au gouvernement à 3 pour 100, et aux particuliers, sur de bonnes sûretés, à 4 et 4 1/2, le taux légal actuel de l’intérêt à 5 pour 100 est peut-être le plus convenable qu’on puisse fixer.

Il est à observer que si le taux légal doit être un peu au-dessus du taux courant de la place, il ne faut pas qu’il soit non plus trop au-dessus. Si, par exemple, en Angleterre, le taux légal de l’intérêt était fixé à 8 ou 10 pour 100, la plus grande partie de l’argent qui se prêterait serait prêtée à des prodigues ou à des faiseurs de projets, la seule classe de gens qui voulût consentir à payer l’argent aussi cher. Les gens sages qui ne veulent donner pour l’usage de l’argent qu’une partie du profit qu’ils espèrent en retirer, n’iraient pas risquer de se mettre en concurrence avec ceux-là, Ainsi, une grande partie du capital du pays se trouverait, par ce moyen, enlevée aux mains les plus propres à en faire un usage profitable et avantageux, et jetée dans celles qui sont les plus disposées à la dissiper et à l’anéantir. Lorsque, au contraire, le taux légal n’est fixé que très-peu au-dessus du taux courant, les gens sages sont généralement préférés, pour les placements, aux prodigues et aux faiseurs de projets. Le capitaliste peut retirer des premiers un intérêt à peu de chose près aussi élevé que celui qu’il pourrait risquer de demander aux seconds, et son argent se trouve bien plus assuré dans les mains de l’une de ces classes de gens que dans celles de l’autre. Par là, une grande partie du capital du pays se verse dans des mains dont on n’a plus lieu d’espérer qu’elles l’emploieront d’une manière avantageuse.

Il n’y a pas de loi qui puisse réduire effectivement le taux ordinaire de l’intérêt au-dessous du taux courant le plus bas, à l’époque où elle est portée. Malgré l’édit de 1766, par lequel le roi de France tâcha de réduire le taux de l’intérêt de 5 pour 100 à 4, on continua toujours de prêter en France à 5 pour 100, et on trouva bien des moyens d’éluder la loi[1].

  1. Quant à la proposition générale contenue dans ce passage de Smith, si elle est vraie, tant mieux ; mais j’avoue que je ne vois pas pourquoi il en serait ainsi. Il semble que ce soit dans le but de prouver la vérité de cette proposition que le mauvais succès de la tentative dont il est question ici, se trouve mentionné, d’autant plus qu’on n’en donne pas d’autre preuve. Mais en prenant ce fait pour avéré, je ne vois pas comment il serait suffisant pour légitimer une pareille conclusion. La loi qui nous est citée fut éludée, dit-on : mais comment le fut-elle ? comment se prêta-t-elle à l’être ? C’est ce qu’on ne nous dit pas. Cette circonstance put tenir à un vice particulier dans sa rédaction, ou, ce qui revient au même, dans la nature des mesures prises pour la mettre à exécution. Or, dans l’un ni dans l’autre cas, les infractions dont elle fut l’objet ne peuvent servir de base ou de justification à la proposition générale dont il est question. Pour que la vérité de cette proposition fût démontrée par un fait de cette nature, il faudrait prouver que tous les moyens qui étaient convenables pour donner de l’efficacité à la loi dont il s’agit ont été employés, et que, malgré toutes ces précautions, la loi a été encore éludée. Fondée ou non, la proposition qui est avancée ici ne porte pas cependant par elle-même un caractère de vérité assez évident pour être admise sans preuves ; et cependant, sauf le fait ci-dessus cité, qui, comme nous voyons, ne prouve rien, on n’en apporte aucune. Je dirai plus, je ne crois pas que cette proposition soit susceptible d’être prouvée. Pour ma part, en effet, je ne vois pas ce qui pourrait empêcher la loi de réduire le taux de l’intérêt au-dessous du taux ordinaire le plus bas en usage dans les transactions, si ce n’est un tel état de choses, une telle combinaison de circonstances qui devraient apporter des obstacles tout aussi puissants, ou à peu près, à l’efficacité d’une loi dirigée contre un taux d’intérêt plus élevé. Je ne vois de moyen capable d’enlever complètement à la loi son efficacité, que dans la résolution que prendraient tous les sujets d’un État de ne point dénoncer les infractions dont elle serait l’objet ; mais par une résolution de cette nature, le taux d’intérêt le plus élevé peut se trouver tout aussi efficacement protégé que le taux le plus bas. Supposez que leur résolution soit universelle, dans toute la rigueur du mot : la loi devient alors complètement inefficace ; tous les taux d’intérêt demeurent également libres, et, sous ce rapport, les transactions particulières sont exactement ce qu’elles seraient s’il n’existait point de loi sur cette matière. La proposition du docteur Smith, en tant qu’elle limite l’inefficacité de la loi aux taux d’intérêt inférieurs aux plus bas de ceux qui sont en usage dans les transactions particulières, manque d’exactitude. Pour moi, je ne saurais concevoir qu’une pareille résolution ait pu jamais être prise et soutenue, ou puisse l’être jamais, sans une rébellion ouverte contre le gouvernement : or, je ne vois pas que rien de semblable soit arrivé. Quant aux coalitions particulières, elles sont tout aussi capables de protéger contre la loi l’intérêt le plus élevé que l’intérêt le plus bas.
    Il faut reconnaître pourtant que le taux d’intérêt le plus bas, dans le cas d’une prohibition légale, doit, selon toute apparence, rencontrer plus fréquemment que tout autre la protection du public. Il y a deux raisons pour cela : d’abord parce que, étant du nombre des taux ordinaires, sa nécessité doit naturellement se faire sentir plus souvent que celle des taux extraordinaires ; et ensuite parce que la défaveur attachée à l’idée d’usure, circonstance capable, à un degré ou à un autre, d’exclure de la protection du public les taux d’intérêts de cette dernière espèce, ne peut pas être supposée s’étendre encore à l’usage du taux dont nous parlons. Un prêteur a certainement moins de raison de s’abstenir de prendre un taux d’intérêt qu’il peut accepter sans infamie, que d’en prendre un qui lui imprimerait cette tache. Or, il n’est pas probable que le public se montre tellement empressé de mettre son imagination et ses sentiments en harmonie avec la volonté de la loi, que, dès qu’elle a parlé, il frappe de réprobation un acte que l’instant d’avant il jugeait innocent.
    Que si l’on me demandait comment je suppose que les choses se sont passées dans le cas rapporté par le Dr Smith, jugeant de l’événement d’après les probabilités générales, je dirais que la loi n’était pas rédigée de manière à être complètement à l’abri des violations; que cependant dans beaucoup d’occasions qu’il a été impossible de constater, les citoyens ont dû s’y conformer, soit en s’abstenant absolument de prêter, soit en prêtant au taux réduit par la loi ; que, dans d’autres cas, la loi aura été violée, les prêteurs se fiant à cet égard, en partie aux expédients employés par eux pour l’éluder, et en partie à la bonne foi et à l’honneur des emprunteurs ; je dirais que, par les deux raisons qui ont été exposées plus haut, l’ancien intérêt légal, dans ces derniers cas, aura été, selon toute apparence, plus souvent stipulé que tout autre, et que, par suite de l’usage plus fréquent qui en aura été fait et de son opposition plus directe à la nouvelle loi, il aura dû aussi être plus remarqué, et que voilà sans doute, en point de fait, le fondement de cette proposition générale du Dr Smith, qu’aucune loi ne peut réduire le taux commun de l’intérêt au-dessous du taux le plus bas en usage dans les transactions au moment de sa publication. Bentham.