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GASTON CHAMBRUN

Oui !… porter à Marie-Jeanne l’anneau des fiançailles… Mais ses modestes finances suffiraient-elles à cette acquisition : le voyage est long de Winnipeg à Montréal et la nourriture coûte cher au wagon-restaurant. Mentalement, il supputa le prix de son passage, fit l’inventaire de sa bourse et demeura perplexe. Enfin, il se décida : il pouvait toujours s’informer des prix, et il poussa la porte du magasin.

Devant lui, l’orfèvre étala toute une série de bagues, dont il énumérait le coût respectif : Gaston eut un geste de découragement ; toutes celles qui lui plaisaient étaient d’un prix exorbitant. Longtemps, il manipula une perle qui le tentait fort. À la fin, il découvrit un mince cercle d’or étoilé d’une émeraude, dont la valeur était plus abordable ; le prix cependant dépassait encore ses modestes ressources. Peut-être, le marchand ne lui refuserait pas un certain crédit, sur le versement d’un fort acompte… Mais bientôt, il eut scrupule de donner en gage d’affection, un bijou qui, grevé d’une dette, ne lui semblerait pas complètement son bien. Il fit un nouveau calcul ; en prenant la dernière classe de voyageurs, en réduisant son menu de table au strict nécessaire, il pourrait rencontrer ses dépenses. Il en serait quitte pour voyager moins à son aise ; mais cela même lui serait une joie, de payer son présent d’un sacrifice. Il acheta la bague. Serrée dans son petit écrin de satin bleu, le contre-maître la déposa précieusement dans la poche intérieure de son vêtement. Elle y faisait un léger relief et Gaston se réjouissait d’en éprouver la douce pression sur son cœur.

Dans toute autre circonstance, le jeune homme eût été charmé des agréments d’un voyage, aussi pittoresque qu’instructif ; mais l’ardeur de son impatience à rencontrer les objets de son affection, d’un plaisir lui fit une fatigue ; ni l’immense et majestueuse solennité des grands lacs, ni la splendeur de vastes solitudes à demi incultes, ni les rives poétiques de mille autres lacs et rivières entrevus, ne retinrent son attention : les courts arrêts du train aux grandes stations de Fort-William, Port-Arthur, Sudbury, Ottawa, etc., lui semblaient interminables. À son gré, les ailes de la vapeur ne l’emportaient point assez vite au terme de ses désirs.

II

LA PAROLE DONNÉE


Gaston arrivait au petit jour ; la crête arrondie des Deux-Montagnes déjà se profilait au loin dans la douce lueur du crépuscule matinal. Son cœur battit en proie à une tendre émotion. Tant pour se ménager le plaisir d’une entrevue avec Marie-Jeanne, que pour ne point attirer sur lui l’attention de la paroisse, il descendit à la station précédente. Deux bonnes lieues le séparaient encore de Saint-Benoît, où son père et sa mère, ignorant son retour, allaient l’accueillir avec des larmes de joie ; ce lui fut un bonheur, après les longues journées passées dans la lourde atmosphère d’un wagon, de marcher par les chemins de son enfance.

Un air vif lui caressait le visage, le grisant des senteurs résineuses qu’une brise lui apportait de ses chères montagnes. Le fleuve majestueux, étalé et resplendissant comme un immense miroir d’argent, bordait le rivage d’une frange éclatante et royale. Le soleil montait à l’horizon. Au sommet de la côte le chemin s’engagea sous bois. Le frais ombrage des pins et des érables se mêlait à celui des bouleaux élancés, dont les troncs se haussaient en colonnes marbrées d’argent et plaquées du sombre velours des mousses ; les aiguilles légères des mélèzes, jetaient des reflets parmi les teintes dures et vernies des ormes et des épinettes aromatiques.

À chaque détour du chemin, des aspects familiers rajeunissaient sa mémoire, lui gonflaient le cœur de tendres émotions. Leur intensité allait croissant, à mesure qu’il se rapprochait du verger qui encadrait la demeure de Marie-Jeanne. Il en côtoierait bientôt la clôture !… De fait, au travers des branches, déjà se dessine le pignon du toit chéri, isolé du village par quelques arpents. L’enclos des pommiers lui apparaît, dans le poudroiement doré des feuilles, qui au souffle du matin, ont un bruissement léger semblable au chuchotement d’une prière. Là, sans doute, sommeille encore, virginale et sereine, sous l’aile de son ange, celle dont la douce pensée le pénètre dans ce paysage témoin de leurs muets aveux.

Devant la petite allée qui conduit à l’humble demeure, Gaston s’arrêta accoudé à la barrière. À cette heure matinale, il ne peut songer à la franchir et à se présenter chez la mère de Marie-Jeanne. Une secrète espérance pourtant, le tient immobile, l’âme et les yeux tendus vers la porte close : ne va-t-elle pas s’ouvrir pour encadrer dans sa baie, l’image si douce de la jeune fille ?

Retenu par son rêve, le jeune homme s’attarde, ne pouvant s’arracher à la séduction de sa puérile attente. Le magnétisme du désir aura-t-il la puissance de réaliser son espoir ?… Les minutes coulèrent… La maison demeure aveugle et muette !… Enfin, sur la façade, un volet battit. Alors, affolé craignant d’être surpris dans sa contemplation, Gaston courut s’enfoncer sous la feuillée.

Presque aussitôt, il se reprocha l’émoi qui l’avait mis en fuite, au moment où son attente allait être comblée. Mais la pensée de ses parents surgit ; c’était mal de leur faire tort du temps dépensé en songes. Ses pas l’éloignèrent à regret de celle près de qui restait son cœur. Cependant, d’une marche rapide, due à un effort de volonté, il descendit les dernières pentes, déboucha du bois ; le Val de la Pommeraie s’ouvrit devant lui plein de soleil, de verdure et de parfums. Au bout de l’horizon il vit le clocher, les peupliers, à la cime tremblante bordant le ruisseau qui coudoie la voie ferrée ; puis, entre les toits, un peu plus bas que les autres, mais qui l’attirait irrésistiblement : le logis de son enfance, la vieille demeure où son entrée imprévue allait mettre en fête le cadet et surtout son père et sa mère.

Gaston atteignit le seuil ; il poussa doucement la porte, pénétra dans la salle.

Deux cris simultanés avaient jailli spontanément :

— Mon Dieu !… s’était écriée la maman, levant tes bras au ciel, c’est toi ! mon Gaston ?…