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GASTON CHAMBRUN

saison, de se procurer à la ville, soit une robe, soit un chapeau neuf.

L’estime générale entourait les deux femmes et le vénéré abbé Blandin, curé de Saint-Placide, les citait en exemple aux fidèles de sa paroisse. De longue date, il connaissait Pauline, enfant du pays, et dès la première année de son ministère il se rappelait avoir béni le mariage de la jeune fille, avec Jacques Bellaire de Côteau-Rouge, excellent ouvrier travaillant à une grande brasserie de Lachine. Deux ans plus tard, une effroyable catastrophe faisait veuve Pauline comme elle devenait mère. L’explosion d’une bouilloire tuait Jacques, provoquait l’incendie à la brasserie dont les ruines ne rendirent que des os demi-calcinés. La compagnie d’assurances ayant trouvé quelques vices, dans la rédaction de la police, en prit prétexte pour ne pas payer et le patron ruiné ne put verser à la veuve, qu’une insignifiante indemnité. Pauline Bellaire, alors s’était réfugiée avec son nourrisson dans cette petite maison héritée des siens et avait repris le métier de couturière qu’elle exerçait avant son mariage. La dignité qu’elle montra dans son deuil, sa diligence, sa prévoyante économie, le charme mélancolique de sa douce figure pâlie par la douleur, lui avaient valu la recherche de plus d’un galant ; toujours elle se refusa à de nouvelles épousailles. Elle gardait entier son cœur au mari si tragiquement ravi à sa tendresse et à l’enfant qui née de lui, ressuscitait auprès d’elle, un peu du cher disparu.

Cette enfant était Marie-Jeanne, celle-là même que Gaston évoquait sous ses paupières fermées, pour en garder la vision plus intime. Dans sa rêverie, il lui revint en mémoire, les multiples circonstances révélant leur amour réciproque : c’étaient les causeries amicales, sur le chemin du retour de l’école, les rencontres du dimanche après les offices, puis leurs promenades aux pâturages limitrophes, pour s’enquérir du petit veau ou des vaches laitières. Il revoyait leurs excursions à travers les prés, où il se plaisait à escalader les clôtures, à signaler à sa compagne l’apparition d’un écureuil, à pourchasser des corneilles, à lui dévoiler les nids dissimulés dans la ramure ou l’écorce des troncs creux ; il songeait aux coins fortunés où de bonne heure fleurissent la renoncule, le populage, les reines-marguerites ou les violettes ; aux clairières ensoleillées où mûrissent les premières fraises. C’étaient enfin les heures délicieuses au cours desquelles, ils goûtaient ensemble la subtile chanson des eaux fuyant sous les herbes, les chuchotements de la brise caressant les feuilles nouvelles, le gazouillement des jeunes couvées dans les aunes et les trembles. Dans quelques jours, il la reverrait la douce amie ; serait-elle fière de saluer dans son compagnon d’adolescence l’un des contre-maîtres de la grande usine Blamon ? Elle saurait, que si l’habit n’était plus celui de l’ouvrier, le même cœur, du moins, continuait à battre pour elle ; sans doute, l’aveu de son affection n’avait pas franchi ses lèvres ; mais Marie-Jeanne avait bien su lire dans ses yeux…

Le moment du départ tardait à l’ardeur impatiente du jeune homme : déjà sa pensée et ses affections qui l’avaient devancé au pays, donnaient à son humble chambre, ainsi qu’à l’usine, un aspect morose. Pourquoi était-il retenu si loin des objets de son amour ?… L’idée du retour prochain altérait la joie de la présente visite : il n’allait retrouver Marie-Jeanne que pour la quitter !… Une teinte de mélancolie effleura son âme, sans toutefois entamer son courage. Cependant, avait-il le droit de se plaindre, lui, après les témoignages de bienveillance reçus de son patron ?

Assurément, le jour, où, au sortir de l’Institut agricole d’Oka, il était venu parfaire à Montréal ses connaissances techniques sur la question des engrais industriels, il ne songeait guère que la capitale du Manitoba deviendrait un jour sa résidence… Mais l’homme propose et Dieu dispose…

Sixième enfant d’une laborieuse et honnête famille canadienne, originaire de Saint-Philippe d’Argenteuil, le père de Gaston Chambrun avait choisi son épouse dans la paroisse même. Tous deux, non sans hésitation, étaient venus se fixer à Saint-Benoît où une occasion exceptionnelle leur offrait, à bon compte, une terre excellente et déjà en plein rapport. Fils de cultivateur, il n’entendait pas faire de ses garçons des déclassés ; il avait rêvé pour eux une condition supérieure à la sienne, mais non point une carrière différente. Ayant gardé le cadet près de lui, il avait résolu de faire étudier l’aîné en qui il remarqua des aptitudes et des goûts exceptionnels. Avec un orgueil paternel bien légitime, déjà il se le représentait à la tête d’une vaste exploitation agricole, conduite d’après les méthodes et les progrès de la culture moderne.

C’est à réaliser ce plan que Gaston était occupé à la succursale de Montréal, lorsque du bureau de Winnipeg une lettre arriva. Le besoin d’un contre-maître bilingue s’imposait là-bas devant l’affluence croissante des ouvriers de l’une et de l’autre langue. Le choix fut unanime : la confiance de ses chefs, la transcendance de ses aptitudes, tout désignait le jeune Canadien français pour cette situation, qui s’annonçait brillante et lucrative ; mais c’était l’éloignement, puis l’isolement dans la grande ville et peut-être la déviation de l’avenir entrevu. Moins pessimistes, les parents consultés ne virent, dans cette absence temporaire, qu’une occasion de développer l’initiative de leur fils et d’accroître ses connaissances agricoles, au centre même du commerce de l’Ouest. Le temps n’avait point fait mentir leurs prévisions. Le simple « habitant » du départ allait réapparaître au pays en citadin, avec le modeste prestige du rang, qu’il avait si dignement et si rapidement conquis. Les siens, la mère de Marie-Jeanne l’en apprécieraient davantage et l’absence, désormais, ne saurait prévaloir contre l’impression heureuse, que son passage laisserait derrière lui. Celle qu’il aimait, le jugerait plus digne d’être aimé, aurait une foi plus grande dans son caractère ; elle verrait enfin, qu’elle avait bien placé son cœur. Muni d’une simple valise, son pardessus au bras, le cœur léger, d’un pas allègre le jeune homme traversait l’Avenue Provencher pour se rendre à la station du Pacifique Canadien, quand soudain, la vitrine d’un bijoutier frappant sa vue, retint son attention et fit jaillir dans sa pensée une inspiration subite.