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GASTON CHAMBRUN

étaient venus assombrir sa vie. Bien qu’ayant quitté le Canada avec une famille nombreuse il ne lui restait que cette unique enfant, dernier objet de ses affections. Il ne formait plus qu’un rêve : trouver pour sa fille un parti qui fût à la hauteur de son éducation et de sa fortune. La Providence sembla se complaire à réaliser le souhait paternel. Moins d’un an s’était écoulé, que le lien conjugal avait uni ces deux vies, qui devaient donner de beaux exemples de vaillance chrétienne et de fidélité au devoir social. De ce fait, la vie de Monsieur de Blamon prit une orientation nouvelle.

Le premier sacrifice qu’il avait consenti à sa patrie, allait être suivi d’un second. Il dut la quitter pour celle de son épouse. Déjà les richesses de l’Ouest canadien débordaient sur les marchés d’Europe et l’immensité de ses ressources, non moins que celle des espoirs entrevus, retenait l’attention de tous ; ce fut donc avec un juvénile et bien légitime enthousiasme que Monsieur de Blamon se lança dans ce nouveau champ d’action. L’amour du sol lui inspira une idée non moins riche de conséquences que de revenus. En vue de favoriser le rendement agricole des immenses prairies de l’Ouest, il établit à Winnipeg même, une vaste manufacture d’engrais chimiques, dont la prospérité ne tarda pas à dépasser toutes ses prévisions. Visiblement une protection divine favorisait son entreprise. Au jour où Gaston Chambrun venait d’être nommé contre-maître, plusieurs centaines d’ouvriers, dirigés par deux ingénieurs, ne pouvaient suffire aux commandes, qui, de tous les points de l’Ouest et des États-Unis, s’entassaient chaque jour aux bureaux de l’administration. Bientôt, pour répondre aux demandes venant de l’Est, une succursale s’éleva dans la banlieue de Montréal et c’est de cette dernière, que Gaston Chambrun avait été appelé à Winnipeg.

Témoins réjouis de sa promotion, les contre-maîtres de l’usine, à l’envie, s’étaient empressés de le féliciter ; aussi, ce soir-là, le restaurant de la « Pomme d’Or » voyait vers les six heures, cinq joyeux convives attablés autour du nouveau promu ; les agapes furent joyeuses autant que cordiales. L’hôtelier trinqua avec ses clients et se crut l’obligation d’une amabilité, en l’honneur de ce jeune contre-maître ; il offrit le café et en dépit des lois de prohibition, sut dénicher, pour couronner la fête, un flacon poussiéreux de vieille eau-de-vie de marque. Les adieux et les souhaits d’heureux voyage échangés, les conviés se dispersèrent. Gaston, tout bouleversé des émotions de la journée, regagna la modeste chambre qu’il avait louée dans une rue adjacente à dix minutes de son travail. Au retour, il lui sembla que son humble intérieur n’avait plus le même aspect ; il ouvrit la fenêtre et s’y accouda rêveur. Les lueurs du crépuscule exaltaient la splendeur des beaux soirs d’été, dans les régions de l’Ouest ; encadrée sur trois faces par de hauts bâtiments, la cour rectangulaire où donnait sa fenêtre, n’avait pour tout horizon, que le sommet verdoyant des hauts peupliers qui bordent la rivière Rouge, du côté de Saint-Boniface. Depuis un an, sa vie avait tenu dans cet espace restreint. Gaston se remémorait la tristesse des premières journées, la sensation du dépaysement, celle de l’isolement qui l’avaient assailli dans ce milieu inconnu, entouré de visages nouveaux à tout le moins indifférents. Le soir, il s’était couché bien triste, la fièvre aux tempes, le cœur serré, loin des tendresses familiales. Le lendemain cependant, un premier réconfort lui fut réservé. Selon une louable habitude, chaque mois, Monsieur de Blamon, dans une sorte de conférence-causerie, prenait contact direct avec ses ouvriers. Sa parole, ferme d’ordinaire, dans ces circonstances se nuançait de bonté. Les ouvriers sentaient dès les premiers mots, que ce chef se penchait sur eux pour les connaître, se révéler à eux et appeler leur confiance. Cette fois entre autres il leur rappela, que si leur tâche réclamait d’eux beaucoup d’énergie, de conscience et de dévouement, ils trouveraient par contre, en lui, le défenseur dévoué de leurs droits, le gardien vigilant de leurs intérêts physiques et moraux. S’adressant spécialement aux plus jeunes :

— Mes amis, leur dit-il, en toutes choses, vous pouvez compter sur votre patron pour suppléer auprès de vous, vos parents absents.

Ces paroles avaient été un baume pour l’âme endolorie du nouveau venu…

Le ressouvenir de toutes ces impressions, déjà lointaines, emplissant son âme, lui avait fait oublier l’heure du repos ; cette nuit-là, il dormit mal ; car tout à la pensée du retour, le jeune homme savourait, par avance, la joie de ses parents, qui doublerait la sienne ; puis, à côté de leurs images vénérées, une vision se levait devant lui, dans son auréole de jeunesse : c’était Marie-Jeanne, la fiancée de son cœur.

Entre les pentes boisées, dont les sombres masses s’échelonnent du flanc des Deux-Montagnes jusqu’au lac qui porte leur nom, s’étend le « Val de la Pommeraie ». Coin enchanteur, au bord d’un tributaire du royal Saint-Laurent, ce nouvel Éden n’est qu’à quelques lieues, en amont de la grande cité montréalaise. L’ardent soleil d’août se mire dans le frais cours d’eau, qui chante au fond du « Val » en courant porter ses ondes limpides à la rivière du Nord. Tel un lacet d’argent, le chemin qui conduit de Saint-Benoît à Saint-Placide, brille dans la pleine lumière du midi. Si vous prenez le sentier qui, traversant le bois de l’Indien, gravit jusqu’au plateau de la Sapinière, de ce promontoire votre œil embrassera la vallée entière avec les immenses vergers, dont les branches torses et moussues, ploient sous la charge des fruits malgré les perches qui les étayent.

Dominant la clôture délabrée d’une maison antique, tapie dans un bosquet de pommiers, les roses trémières s’élèvent triomphales, tandis que la guimauve s’épanouit à côté des scabieuses plus sombres, auxquelles s’accrochent les glycines grimpantes. Bouquet de blancheurs odorantes au printemps, ce bocage abrite l’humble toit sous lequel vivaient deux femmes, la mère et la fille. Toutes deux s’usaient les yeux et les doigts à des travaux de couture, que, deux fois le mois, elles venaient livrer à un grand magasin de confections à Montréal.

Le pauvre immeuble et le travail de leurs mains, constituaient leur unique fortune ; cela suffisait à leurs modestes besoins et permettait à la jeune fille, au renouveau de la belle