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GASTON CHAMBRUN

aurait été flatté du titre d’ingénieur-civil décerné à son fils, avait employé son crédit à la réalisation de ce souhait ardent.

Amplement renseigné sur les aptitudes et le mérite de son contre-maître, le Directeur de l’usine s’était porté garant de la compétence du candidat devant le corps des ingénieurs de la province. C’est pourquoi, après avoir examiné les épreuves subies devant Monsieur de Blamon, le conseil en considération du requérant octroya le diplôme d’ingénieur civil, au susdit Gaston Chambrun contre-maître de première classe à l’usine Blamon de Winnipeg. Le digne patron avait voulu ménager son effet et concentrer le plus de joies possible en un même jour. Lui-même voulut faire la lecture solennelle du parchemin, qui provoqua dans l’assistance un tonnerre applaudissements. Monsieur Chambrun, au comble de ses vœux, essaya, dans quelques mots coupés par l’émotion, de traduire son bonheur et sa reconnaissance ; mais ses larmes furent plus éloquentes que ses paroles, et sans diminuer en rien sa félicité il sut la faire partager à toute l’assemblée qui, en se dispersant porta dans toutes les directions l’écho des joies dont elle venait d’être témoin.

 

Les pressentiments de Gaston ne l’avaient point trompé : ni les honneurs ni la richesse n’avaient guidé son choix. L’élue de son cœur, conquise au prix de durs sacrifices, avait été aussi l’élue de Dieu, puisque avec la bénédiction nuptiale, était descendue la bénédiction divine.

Mais Monsieur Richstone, l’artisan principal de ce bonheur, eut peu de temps à en jouir, tant il demeure avéré que les joies de ce monde sont fragiles et leur possession éphémère. Atteint d’une grippe maligne, l’hiver suivant fut le dernier pour le père d’Aurélia. Il mourut pieusement résigné, laissant pour le pleurer sa chère Carmélite avec la famille adoptive qu’il avait constituée héritière de sa belle fortune. Aux funérailles imposantes qui lui furent faites, une foule respectueuse se pressa : témoignage non équivoque de l’estime qu’il avait su conquérir.

Ce type de caractère, peu commun parmi une nationalité qui nous est moins sympathique et dont la générosité ne forme pas le trait dominant, est à tout le moins original. Il constitue un contraste singulier, dont la multiplication serait à souhaiter, car mieux que toutes les théories de tolérance, il hâterait l’heureuse solution du problème des races au Canada.

Monsieur Chambrun qui n’avait approuvé ni les goûts ni le choix trop modeste de son fils, revint de sa méprise et désavoua son erreur. Bientôt appréciant des mérites qu’il avait voulu ignorer, il prodigua aux jeunes gens les témoignages d’affection qu’il leur avait mesurés jusqu’alors.

Après une jeunesse d’âpres labeurs, la fortune qu’avait dédaignée le vaillant jeune homme, était venue s’offrir à lui comme d’elle-même, qu’en ferait-il ?… dangereuse tentation à laquelle bien peu savent résister. À temps, Gaston sut se rappeler le petit sermon du curé de Saint-Placide et le programme que, rêveur, il s’était tracé, au Plateau de la Sapinière.

— Profite de ta situation pour te renseigner, lui avait dit le bon prêtre, et reviens-nous, afin de faire bénéficier la région, du fruit de ton expérience : ce qui manque à notre agriculture, c’est une classe dirigeante instruite, foncièrement chrétienne et patriote.

En homme de cœur fidèle à sa parole et aux intérêts de sa race, Gaston comprit le rôle que lui assignait la Providence, et sans hésiter y dévoua toutes ses énergies. Un double champ d’action s’ouvrait à son activité : d’une part, continuer en la développant l’industrie que lui avait léguée Monsieur Richstone ; d’autre part, en acceptant à Montréal, la gérance, de l’usine où il avait débuté, il se ferait un des pionniers du progrès agricole dans la province de Québec.

Son esprit actif et ingénieux sut mener à bien et de front ces entreprises parallèles. Par des expériences directes faites sur ses terres, dont lui-même dirigeait l’exploitation, il convainquit les « habitants » de la supériorité des procédés scientifiques tels que : drainage des sols humides, substitution de l’assolement à l’ancien système de la jachère, sélection des semences, adaptation des engrais chimiques à la nature du sol, perfectionnement des instruments aratoires, etc.

Secondant les tentatives du ministère de l’agriculture, par ses soins, des conférences populaires furent organisées, des congrès régionaux établis, les expositions agricoles multipliées, la diffusion des revues scientifiques favorisées ; en un mot, un nouvel élan fut imprimé à l’intelligence comme à l’initiative des populations rurales.

De vastes cantons forestiers qu’il acheta dans les régions du Nord, offrirent un travail rémunérateur aux désœuvrés de la morte-saison, de sorte qu’au printemps la « drave » faisait affluer aux scieries de Lachute, d’énormes quantités de troncs, bientôt transformés en billots, en madriers, en bois de toutes sortes.

Non moins soucieux des intérêts moraux du nombreux personnel soumis à son influence, Gaston n’eut qu’à se remémorer les nobles exemples de Monsieur de Blamon pour connaître ses devoirs sociaux.

Il ne faillit point à sa tâche : père de famille modèle, patron chrétien, chef respecté et aimé, défenseur des droits de sa race, il est aujourd’hui l’une des gloires et l’un des soutiens de notre nationalité canadienne-française. Puisse son exemple susciter des imitateurs parmi les jeunes, car notre peuple sera d’autant plus redoutable à ses adversaires, que plus nombreux se lèveront les émules de ce vaillant « sans peur comme sans reproche ».


FIN