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GASTON CHAMBRUN

faiteur qui, avec la perte de l’usine, jura celle de son trop zélé protecteur.

Moins de trois semaines après, la première partie du programme était réalisée ; mais la seconde n’en devenait que plus difficile, car les circonstances et la renommée firent un héros de celui qu’on voulait perdre.

Soudain, une idée fulgurante comme un éclair a jailli dans l’esprit de Marie-Jeanne : Elle a deviné… C’est bien Gaston Chambrun dont il s’agit… Subitement torturée d’une douleur mortelle, elle sent la haine lui mordre l’âme, tandis qu’une nouvelle défaillance de son malade la rappelle au devoir qu’elle a librement consenti. Le sein palpitant, l’œil en feu, l’infirmière près de lui reste debout en proie à une lutte terrible ; car c’est de son amant, de son fiancé que le scélérat gisant devant elle, a juré la mort. Est-ce bien à ce meurtrier que Jeanne disait tantôt : « Dormez en paix… » ?

Oui, par une suprême et cruelle ironie du sort, elle doit de ce front écarter l’agonie, et à son chevet demeurer jusqu’au matin, telle une tendre mère près de son enfant chéri.

Quoi, à celui que son âme abhorre, elle verserait quatre fois l’heure, le remède prescrit pour empêcher son trépas ? Car il y compte bien, cet homme qui repose confiant sous le toit de l’hospitalité. Le flacon qui contient sa vie est là sur la cheminée, le mutilé l’attend !… se peut-il quelque chose de plus épouvantable !…

— Allons donc ! on n’est pas à ce point généreuse !…

Et la lutte durait encore, quand tiré de son sommeil, par un gémissement, le fiévreux s’agita dans son rêve et dit : « À boire ! » Surprise, Marie-Jeanne, de son cœur généreux suivit la pente naturelle : elle versa la potion dans un verre et délicatement fit boire le blessé. Mais importuné d’un besoin plus pressant encore, le malheureux, pour soulager sa conscience criminelle, voulut par un suprême effort compléter ses aveux.

— Je n’ai pas tout dit, osa-t-il déclarer et je sens que je vais mourir.

Du regard alors, désignant une poche intérieure de son vêtement appendu :

— Cherchez là, Mademoiselle, vous me soulagerez !

La jeune fille en retira une riche montre en or portant gravées les initiales : L de B, puis un portefeuille de marocain noir.

— L’adresse n’y est point, ajouta-t-il, mais le chèque de $5,000 est signé : Louis de Blamon. C’est le fruit de mon dernier crime que je vous prie de vouloir bien retourner à son légitime propriétaire. Devenu possesseur de ce trésor, plutôt que de le partager avec mes anciens collègues et complices, dont j’avais épousé la jalousie, je pris la fuite pour plus de sécurité.

« Par les journaux de la province, j’appris la poursuite dont j’étais l’objet ; je m’adjoignis alors à une troupe de mes semblables recevant eux-mêmes leur mot d’ordre du lieu que je venais de quitter.

« Ma vengeance cependant n’était point satisfaite. Le contre-maître qui m’avait fait expulser de l’usine Blamon, qui en faisant feu sur moi avait entravé mes desseins criminels, cet homme, ce protégé, ce favori du patron, notre ennemi, il vivait encore !…

« Mais bientôt, j’appris que dans la région, un trésor plus cher que sa propre vie, lui demeurait : n’ayant pu atteindre l’amant, je résolus de le frapper dans sa fiancée. »

Foudroyante comme la lame du poignard, cette horrible révélation chavira le cœur de la jeune fille, qui défaillante s’affaissa dans un fauteuil.

Croyant qu’elle va prendre quelque repos, le misérable, auparavant, d’une voix mourante, sollicite une nouvelle potion. Va-t-elle faire la sourde oreille ou répondre à l’attente de son intentionnel meurtrier ?

Non !… ce flacon, avec fureur, elle va le briser !… Mais… c’est inutile ; pour servir sa vengeance, elle n’a qu’à laisser s’accomplir, le destin : le sommeil dont elle est accablée expliquera tout !…

Marie-Jeanne, ayant levé un regard vers le crucifix d’ivoire suspendu au mur, versait le remède attendu, quand les pas accélérés du docteur résonnèrent dans l’escalier.

Il entra. L’infirmière de son bras gauche soutenant la tête du moribond approchait des lèvres livides le médicament réclamé.

— C’est inutile, Mademoiselle, fit l’homme de la science, vous n’avez plus qu’un cadavre dans vos bras.

Puis s’arrêtant stupéfait :

— Mais d’où vient cette pâleur étrange et cet air bouleversé que portent vos traits ?

— C’est un peu de fatigue jointe aux émotions d’une agonie !… répondit l’héroïque infirmière ; car je suis encore novice dans le métier.


XV

MARRAINE


C’était un matin de décembre ; dans un ciel serein mais glacial, d’innombrables flocons, légers et paresseux descendaient revêtant les arbres d’hermine et le sol de blancheur. À peine les pâles rayons du soleil eurent-ils teinté de rose les fenêtres de sa chambre, que Marie-Jeanne s’éveilla, l’âme en fête, comme sous le pressentiment d’un bonheur prochain.

La douce atmosphère de la pièce, contrastant singulièrement avec la froidure extérieure, suscita dans le cœur de la jeune fille une gratitude attendrie à l’endroit de son père adoptif. Le parallèle de sa situation présente, avec celle du passé, mit un accent de particulière tendresse dans le salut, que chaque matin, elle venait offrir à son généreux bienfaiteur.

Les joyeuses volées des cloches annonçant la première messe du dimanche, firent remonter jusqu’à Dieu l’expression de sa reconnaissance, comme au Dispensateur de tout bien. Au son de ces voix demeurées chères, elle se remémora son église paroissiale de Saint-Placide, les pieuses et touchantes solennités qui charmèrent son enfance, les exemples et les leçons de sa vertueuse mère, les douceurs de la vieille langue jalousement gardée, l’âme entière de sa race, en communion avec la sienne, enfin les rêves d’un avenir heureux, dans la splendeur et les richesses d’un pays neuf, tout rempli d’espérances.

La douce quiétude de cette nouvelle vie n’était pas sans offrir des dangers ; la jeune fille grâce à ses habitudes de piété et de la-