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GASTON CHAMBRUN

faiteur auquel il était redevable à tant de titres. Monsieur Richstone fut le seul à qui il crut pouvoir confier son chagrin.

En arrivant à Lachute, celui-ci avait trouvé la lettre éplorée de Gaston.

— Ah ! le pauvre garçon s’était-il écrié, le sort semble s’acharner sur lui.

Mais cet obstacle matériel dont lui, riche commerçant, pourrait triompher, lui tourmente moins l’esprit, que son échec devant l’opiniâtre entêtement d’Alphée. Une cuisante déception d’amour-propre envenimait sa blessure.

Quoi ! lui, Frank Richstone, aurait vainement certifié sur sa parole, le succès de sa démarche, à ses protégées de Saint-Placide, et Chambrun oublieux de leur vieille amitié et des bienfaits reçus, lui infligeait l’affront d’un démenti !… Il en demeurait tout démoralisé.

Puis, comment oserait-il reparaître devant celles qu’il avait si longtemps leurrées : c’en était donc fait de l’intimité qui, seule, lui faisait encore prendre goût à la vie.

Et dire qu’un Alphée Chambrun lui enviait sa fortune quand il possédait près de lui l’affection de Julie son épouse, quand il n’avait qu’un mot à dire pour être entouré et béni par Gaston, par Marie-Jeanne, par Pauline Bellaire !… Ah ! qu’il eût donné, lui ses biens inutiles, en échange des joies familiales, que dédaignait son ancien ami.

Quatre ans déjà s’étaient écoulés, depuis la cécité complète de la veuve Bellaire. Avec un dévouement inlassable, la jeune fille s’efforçant à la tâche, avait, non sans peine, pourvu à leurs modestes besoins. Mais l’infirmité, avec le temps, avait paru plus lourde à la mère et à la fille.

L’art médical, s’étant déclaré impuissant à guérir un mal, réputé incurable, les deux chrétiennes résolurent d’obtenir de leur foi, le secours vraiment efficace. On était au mois de juillet : un pèlerinage diocésain s’organisait à Montréal, en vue de présenter ses requêtes aux pieds de la bonne Sainte Anne de Beaupré, le jour même de sa fête, 26 du courant.

En dépit des modiques ressources du ménage, l’aveugle se joindrait aux pèlerins. Marie-Jeanne, retenue par son labeur journalier, avait dû confier sa mère aux soins de quelques pieuses personnes de la paroisse, sous la direction de Monsieur le Curé.

La nouvelle fit sensation : du haut de la chaire, l’abbé Blandin avait sollicité des prières spéciales en vue du miracle à obtenir ; bien rares les cœurs qui ne firent pas écho à cet appel : qui donc, mieux que la pieuse invalide, méritait une faveur du ciel ?

L’événement, cependant ne répondit pas à l’attente générale. Si l’infirmité de la malade resta la même, son âme revint comme transfigurée par une sainte et joyeuse résignation à la volonté de Dieu, qui dispense les croix pour le grand bien spirituel de ses élus.

Sans rien perdre de sa confiance toutefois, la chrétienne famille crut qu’il était réservé à Saint Joseph d’accomplir un prodige qui, en procurant sa gloire, comblerait les vœux de tous. La rumeur publique déjà racontait nombre de guérisons extraordinaires obtenues au sanctuaire de Saint Joseph du Mont-Royal. Pourquoi aller chercher au loin une faveur que le ciel, peut-être leur réservait à proximité de leur foyer ?

Mais les voies de Dieu sont impénétrables et ses desseins les plus mystérieux ont droit à nos adorations ; c’est dans ces sentiments de foi résignée que la veuve Bellaire et sa fille revinrent de leur pèlerinage de la Côte des Neiges. Cependant la délivrance de l’infirme était proche et devait venir du côté où elle était le moins attendue.

Sur ces entrefaites, Marie-Jeanne venait de recevoir une lettre de Gaston ; le vaillant jeune homme ne pouvait pas la laisser plus longtemps dans l’illusion d’une situation fausse. Ayant pris son courage à deux mains, loyalement, il avait confessé toute l’étendue de son malheur. La dot qu’il comptait lui apporter avait surgi et s’était évanouie dans l’espace de quelques jours ; brisées par le même coup, leurs âmes communiant dans la douleur n’en seraient que plus intimes et plus fortes sur l’adversité. La jeune fille garda pour elle seule la fâcheuse nouvelle ; sa pauvre mère n’avait-elle pas assez souffert !

C’était un des beaux dimanches de septembre : une température idéale régnait sous un ciel d’azur où flottait la blancheur ouatée de quelques nuages légers. Les vergers du « Val de la Pommeraie » dépouillés de leurs fruits, déjà jonchaient le sol de feuilles or pâle et rouge-vermeil.

De retour des vêpres, Marie-Jeanne retirée dans sa chambre, se disposait à répondre à la lettre de Gaston. Elle cherchait dans son cœur les arguments propres à consoler l’ami éploré, quand soudain un cri de douleur la fait accourir sur la galerie de devant. Un spectacle horrible s’offre à ses regards : sa malheureuse mère est là baignant dans son sang ; la jeune fille se sent près de défaillir ; mais la conscience du danger ravivant son énergie, elle se précipite au bas des marches et dans ses bras soulevant sa chère aveugle, elle aperçoit le flot de sang qui, de la tempe entrouverte, coule sur l’épaule de la blessée.

Éperdue et comme affolée de douleur, la pauvre enfant jette aux échos, des cris désespérés. Intriguée, une amie du voisinage est accourue, puis deux et bientôt un rassemblement se tint devant la maison Bellaire.

Vite ! vite ! Monsieur le Curé ! le docteur ! implora Marie-Jeanne, tandis qu’on lui aidait à transporter la victime sur son lit.

Arrivé le premier, le médecin réalisa l’imminence du danger et insista pour la présence du prêtre ; celui-ci retenu par un baptême, arriva quelques instants après. En hâte, il donna l’absolution à la moribonde qui, inconsciente, laissait étancher tout le sang qui avait jailli de son affreuse blessure.

Marie-Jeanne qu’un cordial avait revigorée était penchée, sur le front de la mourante, lui parlant, l’interrogeant, cherchant à surprendre quelques signes d’intelligence, suivant dans ses yeux les progrès de la mort qui approchait rapide, inexorable. La foule continuait à grossir et chaque arrivant de demander l’explication du drame sanglant qui venait de consterner la paroisse entière.

Bien que sanglotante, ce fut la jeune fille qui en donna les raisons les plus plausibles. La galerie extérieure du logis était partiellement