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GASTON CHAMBRUN

XII

OBSTINATION


Six mois s’étaient écoulés depuis l’incendie qui avait failli anéantir l’usine Blamon. Les agents de la Compagnie d’assurance, considérant d’une part, l’imminence de la ruine totale à laquelle l’établissement venait d’échapper et de l’autre, l’indemnité énorme qui s’en serait suivie, se montrèrent larges dans leur expertise. Les frais de réparation furent couverts bien au-delà et la maison retrouva la prospérité des jours anciens. De ce fait, les finances dépassèrent la moyenne des années précédentes. Redevable à Dieu d’abord, puis aux amis dévoués du jour de l’épreuve, Monsieur de Blamon voulut cette fois les associer à ses profits.

À l’occasion de sa fête, un dîner intime les groupa une seconde fois autour de lui ; après leur avoir réitéré l’expression de sa gratitude, il leur expliqua quel concours de circonstances lui permettait de joindre l’action aux paroles. Ayant porté la santé de ses hôtes, il remit à chacun d’eux un pli cacheté renfermant un chèque comme témoignage tangible de la sincérité de ses sentiments.

Désireux de montrer leur reconnaissance, les nouveaux obligés, à leur tour, s’empressèrent de publier la faveur reçue. Le samedi suivant, deux journaux illustrés de Winnipeg donnèrent en première page avec l’image de l’usine restaurée, les photographies du Directeur et de Gaston Chambrun.

On y louait le beau geste de Monsieur de Blamon envers ses employés, puis sommairement était rappelée la généreuse conduite du jeune contre-maître ; mais l’intérêt primordial dans la gratification de cinq mille piastres qui venait de lui être faite. On devine le bonheur du jeune homme à la réception de cette fortune inattendue.

Modeste autant que brave, il avait jusqu’alors gardé le silence sur sa brillante conduite passée. Cette fois, dans l’espoir de faciliter la mission délicate de Monsieur Richstone, il lui annonça l’heureux événement par l’envoi d’un numéro du journal. Sans aucun doute, celui-ci saurait en faire l’usage le plus opportun.

L’occasion était favorable pour entreprendre Alphée au sujet du mariage de son fils avec Marie-Jeanne. Depuis son isolement le commerçant fréquentait de plus en plus la maison Bellaire. Là du moins, il trouvait allègement à son deuil, il oubliait la solitude de son existence. Une affection, que chaque jour rendait plus étroite, le liait à la fille et à la mère. Le veuvage les rapprochait, et de la communauté de leurs peines, naissait une spéciale sympathie.

Monsieur Richstone croyait trouver chez la veuve Bellaire cette communion intime de sentiments qu’il n’avait pas su découvrir chez sa pauvre Annette.

Puis, son travail terminé, Marie-Jeanne s’asseyant près d’eux, ouvrait quelques livres prêtés par le bon curé Blandin et les distrayait d’une lecture attachante et pieuse. Parfois le prêtre lui-même survenait et la causerie s’animait alors ; un charme familial se dégageait de ces réunions. Aussi les visites de Monsieur Richstone étaient-elles désirées de part d’autre.

Celui-ci s’intéressait au bonheur de Marie-Jeanne comme si elle eût été sa propre fille. En plaidant la cause de Gaston, il songeait autant à la fiancée qu’au jeune homme…

Or ce matin-là, une espérance joyeuse lui chauffait le cœur, il venait de recevoir le journal de Gaston ; en proie à un bonheur qu’il avait peine à dissimuler, précieusement il mit le « papier » dans sa poche, monta en automobile et prit à bonne allure la route du « Val de la Pommeraie ».

Monsieur Richstone comptait bien être auprès d’Alphée l’annonciateur de la bonne nouvelle et profiter de l’attendrissement paternel pour gagner d’emblée sa cause. La matinée était radieuse ; la nature de nouveau s’était parée des frondaisons printanières.

En cours de route, une réflexion soucieuse le taquinait cependant : Chambrun dans ses relations devenues assez rares, n’avait plus avec lui l’expansion d’autrefois…

Il est vrai que les revers de fortune et la perte de ses espérances suffisaient amplement à expliquer l’aigreur de son caractère.

En réalité, le père de Gaston, malgré tout ce qu’il devait à la généreuse amitié de Monsieur Richstone, lui gardait inconsciemment peut-être, une rancune d’avoir fait luire à ses yeux un espoir de revanche, que l’avenir ne devait pas ratifier. Il soupçonnait vaguement une entente mystérieuse entre le père d’Aurélia et son fils et ne voulait pas voir d’autre cause à la vocation de la jeune fille.

Tandis qu’il roulait sur la route poudreuse de Saint-Benoit, l’avocat de Gaston, tout escomptant une vigoureuse résistance de monsieur Chambrun, ne mettait point en doute sa victoire finale.

La chaleur montait forte ; pas un souffle n’agitait les feuilles ; le voyageur un instant arrêta sa machine pour humer la senteur résineuse des pins et jouir du frais ombrage produit par leur ramure puissante et serrée. Il se sentait moins allègre qu’au départ et à mesure qu’il approchait du terme, il voyait la confiance s’amoindrir.

La bifurcation sur Saint-Placide s’offrit à lui. Pourquoi ne passerait-il pas d’abord à la maison Bellaire raviver son courage par une visite à ses protégées ?

De la main, palpant à travers sa poche, le précieux journal reçu la veille, il s’épanouit en pensant à la joie dont il serait le dispensateur.

Devant le verger de l’humble demeure, Monsieur Richstone sauta lestement à terre, ouvrit la barrière, entra dans l’allée. Il souriait dans sa barbe, égayé par l’idée de ménager son effet.

Au bruit de l’automobile, Marie-Jeanne était accourue, le sourire aux lèvres ; puis tendant son front au visiteur, celui-ci y déposa un paternel baiser.

— Vous avez chaud, Monsieur Richstone, ajouta-t-elle aussitôt ; la température aujourd’hui est excessive.

— Oui ! ma fille. Allons chercher le frais dans la maison de votre mère.

Comme il entrait :

— Voilà une bonne surprise, Monsieur Richstone, fit l’aveugle.

Celui-ci insinuant ajouta :