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GASTON CHAMBRUN

jour plus sombre une race qui tout d’abord avait capté son estime et ses sympathies.

Lui-même demeurait inconscient du supplice qu’il infligeait à son épouse.

La pauvre femme torturée par les conséquences de sa fausse manœuvre, désespérée de voir son mari se détacher d’elle, avait perdu son ancienne activité. Ayant abandonné le ménage aux soins de la fille engagée, elle se morfondait de longues heures, les mains inactives, le front aux vitres à guetter les rentrées de son époux. Hélas ! ses longues factions souvent étaient vaines ; une carte postale de Monsieur Richstone prévenait de ne pas l’attendre.

Parfois, durant les longues après-midi du dimanche, seul dans l’automobile, il franchissait les quelques lieues qui le séparaient de la maison Bellaire. Là, au moins, il retrouvait toutes choses semblables à ce qu’elles étaient lorsqu’il y était venu avec Aurélia et il pouvait parler d’elle avec des cœurs qui compatissaient à sa douleur et qui comprenaient qu’elle lui fût chère.

Replié sur lui-même, le père d’Aurélia ne se rendait pas compte de l’altération progressive dans la santé de sa femme. La malheureuse, ravagée de regrets, ayant perdu la tendresse et la confiance du seul homme qu’elle eût aimé et qu’elle aimait encore, s’étiolait de jour en jour. Son cœur était à l’agonie et lentement elle en mourait.

Un soir, que Monsieur Richstone rentrait de Saint-Placide, la servante lui annonça que sa maîtresse était alitée et le médecin près d’elle. Madame ne voulait pas qu’on le fit venir ; mais il était nécessaire de transgresser ses ordres ; étant donné l’intensité de la fièvre, la jeune fille avait appelé le docteur Bernadot. Ému de cette nouvelle inattendue, Monsieur Richstone approuva la servante et précipitamment, monta à la chambre de sa femme.

La présence du danger réveilla subitement en lui ses sentiments d’autrefois.

— Qu’as-tu donc, ma pauvre Annette ? demanda-t-il d’une voix affectueuse. Un sourire illumina la face tirée de la malade. Elle dégagea une de ses mains, la tendit à son mari qui chaleureusement la pressa dans les siennes.

— Ça va mieux, mon ami, depuis que tu es près de moi !…

Monsieur Richstone se tourna vers le docteur :

— Ce n’est pas grave, n’est-ce pas, Monsieur Bernadot ?

— Votre femme a pris froid, répondit le médecin. Nous allons lui appliquer des ventouses pour dégager l’oppression de la poitrine.

Monsieur Richstone se disposait à aller chercher lui-même de la ouate et des verres pour la circonstance.

— Non ! ne me quitte pas ! implora la malade ; appelle la servante et dis-lui d’apporter ceux de cristal taillé que tu m’avais achetés au premier anniversaire de notre mariage !…

L’opération terminée, Annette éprouva un véritable soulagement.

— Voulez-vous me conduire à votre bureau, Monsieur, dit le médecin pour que j’écrive l’ordonnance.

— Je reviens tout de suite, s’excusa le mari auprès de sa femme dont la main tentait de le retenir.

Seul avec le docteur :

— Elle n’est pas en danger, au moins ? demanda Monsieur Richstone inquiet.

Plutôt réticent, l’homme de la science répondit :

— Une pneumonie est toujours grave et l’état déprimant de la malade indique que l’origine du mal est surtout d’ordre moral.

— Oh ! sans doute, l’entrée au couvent de notre fille : ni elle ni moi ne nous en sommes consolés. Mais vous la guérirez, n’est-ce pas, docteur ?

Sur la réponse dubitative de celui-ci :

— Alors balbutia le commerçant, alors elle est perdue ?…

— Je ne dis pas cela, reprit Monsieur Bernadot ; mais je n’ose vous donner grand espoir ; les cures sont difficiles quand le moral du malade n’aide pas la science.

— Dieu veut donc tout me prendre, gémit le pauvre homme, tout !… tout !… Le don de ma fille ne lui suffit-il pas ?

L’âme d’Aurélia fut navrée quand derrière les grilles de son cloître, elle apprit le danger imminent où se trouvait sa tendre mère. Elle répandit ses larmes devant le Seigneur avec le sacrifice de sa volontaire captivité en vue de conjurer le malheur qui la menaçait. Mais Dieu avait préparé ses épaules pour la croix dont il allait les charger.

Trois grandes journées d’agonie passèrent. Monsieur Richstone n’avait pas quitté le chevet de la malade qui malgré ses souffrances semblait remplie d’une béatitude toute divine. Elle avait retrouvé l’ami de la jeunesse, celui qui l’avait aimée et qui l’aimait encore, puisqu’il ne voulait pas qu’elle mourût !…

Vains espoirs !… Efforts superflus !… Elle sentit sa fin approcher et réclama Monsieur le Curé.

Le Divin Maître vint la visiter dans sa maison. Déjà éclairée de l’aurore céleste, parmi les amis agenouillés à son chevet, elle reconnut Marie-Jeanne.

À la nouvelle du malheur qui menaçait Monsieur Richstone, elle était partie par le premier train et arrivait juste pour faire escorte au « Saint Viatique ».

Longuement, Annette contempla la jeune fille qui était la cause inconsciente de tous les maux des siens ; son âme endolorie se serra en présence de celle qui avait supplanté Aurélia dans le cœur de Gaston, et vers qui allait l’affection de Monsieur Richstone au détriment de son épouse ; mais le Dieu de charité vainquit et remporta la victoire sur une basse jalousie. D’un geste défaillant, elle appela Marie-Jeanne et murmura à son oreille d’une voix éteinte :

— Mon enfant, remplace auprès de mon mari, la fille que le bon Dieu nous a reprise !…

Suffoquée par l’émotion, Marie-Jeanne inclina le front pour baiser la main qui avait attiré la sienne.

Mais inerte, Annette Richstone n’entendait plus. Sa victoire suprême la transfigurait dans la mort.

Une lueur de prédestination rayonnant de ses traits l’auréolait de miséricorde et de bonté.