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GASTON CHAMBRUN

sa fille. Il avait de ces enfantillages naïfs, mais touchants chez un père qui lui faisaient recueillir comme des reliques un bout de ruban, une image, une fleur sèche, etc…

Assis dans le fauteuil, près de la fenêtre où de préférence l’enfant travaillait, il contemplait sa photographie sur la cheminée, et là, mentalement il causait avec l’exilée.

— Tu n’es pas raisonnable, mon pauvre ami, lui dit sa femme, un jour qu’il s’était attardé dans la chambre d’Aurélia au point qu’elle avait dû, à deux reprises, monter elle-même l’appeler pour le déjeuner. À quoi aboutiront tous ces regrets entretenus ?… Tu te ruines inutilement !… Sois donc plus brave !…

Monsieur Richstone tressaillit indigné, puis s’enferma dans un mutisme absolu. Une brisure venait de s’opérer dans son cœur : la lézarde dans leur affection s’élargissait de plus en plus.

Inquiète, Madame Richstone constatait le résultat morbide de l’obstination de son mari et cherchait un remède, qui pourrait le guérir de son hypocondrie.

Un voyage d’affaires obligea le commerçant de bois à s’éloigner pour une semaine environ. Elle s’en réjouit pour mettre à exécution un projet qu’elle crut être le remède efficace.

Le père était à peine embarqué que peintres et plâtriers envahirent la maison. Des couleurs claires, des tapisseries gaies, rajeunirent la demeure.

Une des premières, la chambre de la jeune fille avait été transformée. Ses vêtements avaient été serrés et un ordre nouveau mis dans la disposition des cadres, du lit et de l’ameublement. Annette avait voulu, qu’au retour de son mari, rien dans le logis ne rappelât l’absente. C’était dans son idée l’unique moyen d’affranchir le père de ses rêveries douloureuses.

Sans doute, elle avait agi avec plus de bonnes intentions que de prudence et n’était pas sans quelque appréhension sur le retour du voyageur.

Dès les premiers pas dans sa demeure, Monsieur Richstone recula indécis, comme s’il s’était trompé de porte ; mais non ! sa femme était là, prête à lui donner ses raisons ; il se contenta de hausser les épaules, quand soudain une folle anxiété l’envahit. Sans mot dire, il écarta Annette de son passage, se jeta dans l’escalier, en gravit les marches par enjambées précipitées, parvint à la chambre d’Aurélia, en poussa la porte… Un cri effrayant s’étrangla dans sa gorge… Rien n’était resté de l’absente !…

Il porta les deux mains à son cœur et chancela. Accourue sur ses pas Annette le vit osciller et juste à temps le reçut dans ses bras pour le préserver d’une chute dangereuse.

Mais violemment, à son contact, il se ressaisit, l’écarta de lui avec horreur… Ses poings se levèrent lourds de malédictions… Annette pâlit. Non jamais son mari ne s’était montré à elle ainsi, formidable de colère.

Elle joignit les mains.

Monsieur Richstone la contemplait tremblante devant lui. Il eut pitié de sa femme et honte de son geste.

Ses bras tombèrent désarmés tandis qu’un sanglot saccadait son grand corps blêmi.

— Toi !… Toi !… dit-il, le hoquet secouant sa poitrine et brisant sa voix ; tu as fait cela !… Tu l’as pu ?…

Devant cette douleur navrante, la pauvre mère s’effara :

— Pardon, mon ami !… j’ai cru bien faire !… Tu étais si triste chaque fois que tu sortais d’ici !…

Il l’interrompit :

— Tais-toi !… tais-toi !… Par toi, je perds une seconde fois ma fille !… Dans sa chambre respectée, j’étais avec elle encore !… Où la trouver chez moi maintenant ?… C’est fini !… fini !… On me l’a prise tout à fait !

— Mais tu te consumais ici, mon pauvre ami, se défendit Annette. N’était-ce pas mon devoir d’épouse, de travailler à te sauver. Toi qui fus la seule affection de ma vie, oserais-tu croire qu’un autre sentiment m’ait guidé dans cette circonstance ?

Monsieur Richstone secoua la tête :

— Peux-tu parler ainsi ?… Tout me chasse de ma maison au lieu de m’y retenir.

Annette protesta :

— N’ayant plus notre chère enfant, j’ai voulu du moins te conserver ; car je m’alarmais en te voyant dépérir chaque jour ; parce que j’ai pensé à toi, ai-je donc péché en t’aimant trop ?

— Et cependant, tu m’as frappé en plein cœur ! riposta l’infortuné père en se dérobant à sa femme qui vers lui s’approchait les bras tendus.

Elle s’agenouilla :

— Pardon ! si je me suis trompée !… Mais crois-moi !… crois-moi !… Tu sais bien que je ne t’ai jamais menti !…

Une pitié courba Monsieur Richstone vers le corps prosterné d’Annette. Il la releva, l’assit dans un fauteuil, puis murmura :

— Il faut bien que je te pardonne ; toi seule me reste… ; hélas ! c’est donc toujours ceux que nous aimons qui sont destinés à nous faire le plus souffrir !… Non !… je ne doute pas de ton affection, Annette, mais je t’avoue, nos cœurs n’étaient pas faits pour se comprendre !

Ces mots tombèrent comme un glas en verdict sans appel. Entre elle et son mari s’accentuait le divorce des âmes.

N’était-ce pas un malheur semblable qui attendait Gaston Chambrun s’il eut lié son sort à celui d’Aurélia ?… Il y a une affinité héréditaire entre les âmes d’une même race. Qu’ils sont rares ceux qui ayant dédaigné ce patrimoine moral, se félicitent de lui avoir préféré l’autre.

À dater de ce jour, le commerçant fuyait la maison transformée, n’y demeurait que le temps nécessaire à sa correspondance et abrégeait le temps des repas, de son attitude taciturne.

Sous prétexte de fatigue, il écourtait la veillée et montait se coucher dans l’ancienne chambre d’Aurélia qu’il avait voulu occuper seul désormais.

Son humeur mélancolique fut encore aggravée d’un coup, qui bien que prévu, lui fut cependant sensible. Sa candidature aux élections avait été malheureuse dans le comté d’Argenteuil, et l’énorme majorité de son concurrent canadien-français, s’ajouta au différend familial pour lui faire considérer sous un