Page:Simon - Gaston Chambrun, 1923.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.
35
GASTON CHAMBRUN

Ceci n’est encore que le préambule de cérémonies plus grandioses. Enfin, le jour si attendu se lève : le temps est splendide ; dans l’avant-midi, cent trains supplémentaires ont déversé dans la métropole plus de cent mille pèlerins nouveaux. Dès onze heures, les groupes se forment aux points de ralliement prévus. À midi et demi le signal du départ est donné ; l’immense cortège se met en marche pour la procession finale.

Pendant trois heures, par rangs de six, société après société, paroisse après paroisse, diocèse après diocèse, en tout, cinquante mille hommes, tous chapelet en main, tantôt au bruit des chants et des fanfares, tantôt dans un impressionnant silence, vont défiler ; à leur suite s’échelonnent les nombreuses fraternités du Tiers-Ordre, la longue série des religieux de tous ordres ; la théorie multicolore des enfants de chœur, des milliers de prêtres en surplis ou en chasuble, cent vingt évêques en chape et en mitre, la crosse à la main.

Quatre heures ont sonné ; le Très Saint Sacrement porté par le Légat paraît au seuil de l’église Notre-Dame. Derrière le dais, la procession continue. Ce sont les cardinaux de Baltimore et d’Armagh, les protonotaires et les prélats, l’Administrateur général du Canada, le gouverneur américain du Rhode-Island, le lieutenant-gouverneur de la province et leurs états-majors, les ministres, sénateurs et députés catholiques, le maire et les échevins, la magistrature, le barreau, l’université en toges, les corporations ouvrières et les confréries.

Sur une longueur d’une lieue et demie, par les rues jonchées de fleurs, sous des arcs de triomphe monumentaux, entre les maisons pavoisées, à travers une multitude innombrable qui remplit les trottoirs, couvre les perrons, s’écrase aux balcons et aux estrades élevés pour la circonstance, envahit les toits, s’accroche aux arbres ou aux poteaux, le triomphale cortège s’avance lentement au chant des hymnes et des cantiques.

Le recueillement est parfait, le respect incline tous les fronts, l’émotion met des larmes sur beaucoup de visages et souvent l’admiration impuissante à se maîtriser éclate en applaudissements.

Il est sept heures et l’ombre du soir descend, lorsque le Très Saint Sacrement arrive au reposoir ; la foule massée sur l’esplanade dépasse un demi-million. C’est à perte de vue une mer de têtes d’où émergent des oriflammes et des étendards.

Le Tantum Ergo s’élance, poussé par des milliers de poitrines ; enfin l’Hostie sacrée s’élève au-dessus du peuple prosterné bénissant la cité, le Canada, le monde entier. Dans un silence religieux, en n’entend au loin, que le carillon des cloches emportant vers le ciel l’épanouissement sublime de l’acte de foi accompli sur les bords du Saint-Laurent par Maisonneuve et le Père Vimont, le 18 mai 1642.

Telles furent en résumé, les fêtes eucharistiques dont l’atmosphère de foi et de piété raviva dans l’âme d’Aurélia le désir de se donner à Dieu.

Toujours inconsolable, Monsieur Richstone, une par une, épuisait la série de ses objections.

— Mais, ma fille, y as-tu réfléchi ; que sera la maison sans toi ? Quel courage soutiendra ma peine quand je n’aurai plus l’unique enfant pour qui j’étais heureux et fier d’amasser une honnête fortune ? Mon Dieu !… Mon Dieu !… Que vous ai-je donc fait pour que vous exigiez de moi un tel sacrifice ?…

— Ô mon Père, reprit la généreuse fille déjà éprise de la folie de la Croix : La vanité humaine transforme en fête un mariage terrestre et vous oseriez faire un deuil des fiançailles d’une vierge avec Jésus !…

Monsieur Richstone courba le front ; il était trop chrétien pour disputer son enfant à Dieu. Bien que sa volonté agonisât, il eut le courage de prononcer le « fiat » de la résignation.

Aurélia, tendrement se pressa contre son père, comme pour lui communiquer la force dont la grâce céleste récompensait son holocauste.

Enfin, elle l’embrassa et lui dit :

— Va à tes affaires, Papa ; si Monsieur Chambrun se présente, c’est moi qui le recevrai.

— Toi ?

— Sans doute. Tu n’avais engagé ta parole au père de Gaston qu’en autant que j’y serais consentante. Moi seule conserve donc le droit de délier ta parole… Allons, Père, en route, tu vas être en retard.

— Ah ! que m’importe maintenant, fit l’Anglais d’un grand geste exténué.

— Mais, ceux qui t’attendent, croiront que tu violes tes engagements.

Puis en fermant la portière de l’automobile :

— À ce soir ! père chéri, lui jeta-t-elle en adieu.

À peine la voiture eut-elle tourné le coude de la rue, que la jeune fille courut s’enfermer dans sa chambre, se prosterna devant le crucifix, unissant les sanglots de sa prière à ceux du Maître accablé au jardin de l’Agonie.

Celui qui a béatifié les larmes de Madeleine pénitente, ne pouvait avoir que pour agréables, celles de cette tendre vierge, lui immolant la fleur de sa jeunesse, avec les ardeurs de son cœur innocent.

Des bruits de pas dans la cuisine et la voix de sa mère qui rentrait du marché rappelèrent à la jeune fille d’avoir à maîtriser ses émotions. Rapidement, elle baigna sa figure dans l’eau fraîche, répara le désordre de sa chevelure et descendit.

À l’approche de la cuisine, elle surprit ces paroles :

— Je le regrette bien pour vous, mon bon Monsieur Chambrun, mon mari est parti pour ses coupes de bois et il ne rentrera que tard dans la soirée. Il regrettera bien d’avoir manqué votre visite.

— Moins que moi, riposta ce dernier d’un air contrarié : j’ai à lui causer sans retard.

Aurélia venait d’entrer et de présenter ses hommages au père de Gaston.

— Mon père s’attendait à votre visite, dit-elle ; mais des engagements antérieurs l’obligeaient à s’absenter. Si les motifs de votre voyage, sont ceux que je soupçonne, aussi bien que lui, je puis vous fournir les explications que vous souhaitez.

Interloquée, Annette Richstone regardait alternativement sa fille et son hôte.

— Je t’expliquerai cela plus tard, Maman, dit Aurélia. Tu me permets bien de conduire Mon-