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GASTON CHAMBRUN

L’activité ne fut point interrompue à l’usine Blamon. Dès le lendemain du désastre, le directeur avait mis la main à l’œuvre de la réédification. La réduction momentanée du personnel permit de faire une sélection et d’éloigner certains sujets plus ou moins imbus des funestes doctrines à l’ordre du jour.

Lorsque Gaston fut remis de ses blessures, Monsieur de Blamon, dans un dîner de famille, réunit ceux de ses auxiliaires qui au cours du désastre, s’étaient particulièrement signalés par leur généreuse conduite.

Le repas fut somptueux et empreint de la plus cordiale intimité. En termes émus, le Directeur exprima son admiration et sa profonde gratitude pour le dévouement de ses subordonnés.

Il leva son verre et but au succès de chacun de ses hôtes. Arrivé à Gaston que, intentionnellement il avait réservé pour la fin, il voulut traduire les sentiments qui débordaient de son âme, mais l’émotion l’emporta sur sa volonté. Suppléant aux paroles par le geste, il décrocha la superbe montre d’or qu’il portait et la remettant au héros il dit :

— Recevez, mon ami, ce gage de mon admiration et de ma reconnaissance en attendant qu’il me soit permis de faire davantage pour vous.

Une chaleureuse ovation souligna les paroles du Directeur et imprima dans l’âme de Gaston un de ces souvenirs qui durent autant que la vie. Ce réconfort lui serait d’un grand secours dans l’assaut moral que lui réservait l’ambition paternelle.


XI

UNE VISITE ORAGEUSE


Gaston sortait de l’usine pour le repas de midi, mêlé à la foule empressée des ouvriers, qui envahissaient les restaurants du voisinage ou regagnaient leur logis.

Comme le jeune homme franchissait la grille du portail, une stupeur l’arrêta court : sur le trottoir d’en face, derrière un groupe d’hommes qui causaient, une silhouette inattendue avait accroché son regard. N’était-il pas le jouet d’une illusion ?… Mais non, c’était bien son père… Alphée Chambrun à Winnipeg ?… était-ce possible ? Quel événement extraordinaire avait pu le déterminer à entreprendre un voyage si long et si dispendieux ?… Alors, ses revenus devaient être moins modiques qu’il ne l’affirmait !… Monsieur Richstone aurait-il déjà parlé ?

D’un pas allègre, Gaston s’était dirigé vers lui :

— Bonjour, Père, dit-il, en lui tendant la main. Quelle agréable surprise ! Je suis heureux de vous voir en bonne santé. Maman et mon frère se portent bien aussi, j’espère ?

— Tous deux sont bien, Dieu merci ! répondit brusquement Alphée. Mais ce n’est pas cela qui m’amène. Tu n’es pas étonné de me voir ici ?

— Oui, je vous le confesse, j’étais loin de m’attendre à votre visite.

— Sais-tu pourquoi je suis venu ? continua Alphée, à la fois railleur et acerbe.

— Je ne le soupçonne même pas ! riposta Gaston en s’efforçant de garder un air dégagé.

— Vraiment ! Eh bien, je te l’apprendrai quand nous serons seuls. Où demeures-tu ?

— À dix minutes d’ici.

— Bon ! conduis-moi.

Les deux hommes firent le trajet, graves, silencieux : Alphée ne répondant guère que par monosyllabes aux questions de son fils.

Intérieurement, il repassait les phrases méditées durant la longue monotonie de son voyage.

Gaston sentait poindre l’attaque ; mais ignorant et le terrain et le point d’offensive, il se tenait dans une prudente réserve. Ils pénétrèrent dans une rue plus étroite, traversèrent une petite cour puis montèrent quelques marches. Sur le palier, Gaston ouvrit une pièce, s’effaça pour livrer passage à son père et ferma la porte derrière eux.

Alphée s’assit dans la berceuse de paille qui avec deux chaises de bois, constituaient les seuls sièges du logis : il inspecta le mobilier quasiment monacal qui comprenait un lit de fer, une vieille armoire de noyer, le lavabo, une table de travail avec quelques livres d’étude ; puis, faisant face à la porte d’entrée, l’image du crucifix, une vieille carte du Canada avec un miroir brisé au coin, étaient les seuls ornements des murs dénudés. La maîtresse de pension vint avertir Gaston que son repas l’attendait ; bientôt informée de la qualité du visiteur, elle se confondit en regrets de n’avoir pas été avertie à temps, puis s’attarda en éloges intarissables à l’adresse de son pensionnaire attitré. Ce n’est pas précisément ce qu’Alphée était venu chercher !… En se levant, il remarqua sur la table de travail, bien que jaunies et fanées, sa photographie et celle de sa femme : il faillit en être attendri ! Le repas terminé et revenus tous deux dans la chambre de Gaston, le père commença d’une voix contenue, les yeux fixés dans ceux du jeune homme, resté debout devant lui :

— Tu ne t’es pas représenté aux derniers examens pour devenir ingénieur ?

— Non, mon père.

— Et tu as pris cette décision sous ton bonnet, sans même me consulter ? Pourquoi cela ?… Explique-toi !…

Le contre-maître essaya à mettre dans sa voix toute la déférence possible pour répondre :

— À la suite de mon échec de l’an dernier, j’ai reconnu ma présomption et l’inutilité de mes efforts pour un but bien au-dessus de ma portée.

— Tu crois ? reprit, Alphée d’un ton goguenard. Ce n’était point l’avis de ton patron, sais-tu !…

— Son appréciation et son affectueuse indulgence à mon égard, lui ont fait croire que j’avais les qualités qu’il me souhaitait, voilà tout, riposta Gaston. Parce que je lui donne satisfaction dans mon emploi, il en a conclu que ce serait de même pour une satisfaction plus élevée.

— Et pourquoi pas ? interrompit Alphée.

— Parce que la bonne volonté ne supplée pas le talent, mon père. Il me manquait l’instruction générale exigée des candidats ; j’ai travaillé pour l’acquérir, mais quand les bases sont en déficit, l’édifice ne peut s’élever bien haut. J’en ai eu la preuve en voulant traiter les questions qui me furent posées. Alors, à