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GASTON CHAMBRUN

ser plus menaçantes et plus terribles, l’instant d’après.

Une odeur âcre et pénétrante se dégageait des tourbillons nuageux, parfois verdâtres ou violets résultant de la combustion des produits chimiques. Les clameurs de la foule frissonnante, se mêlaient aux appels et aux ordres des chefs-pompiers, aux crépitements des flammes, à l’effondrement du toit et des planchers, car l’incendie gagnait du terrain avec une vitesse prodigieuse.

Arrivé sur les lieux du sinistre, Monsieur de Blamon avait par l’intensité même de son malheur, retrouvé toutes ses énergies. Entouré d’un ingénieur et de plusieurs contre-maîtres, en quelques mots clairs et décisifs, il avait suggéré à chacun son champ d’action et sa part de dévouement.

Au plus généreux, incombait la tâche la plus ingrate. Le Directeur sortit deux clefs de sa poche, glissa quelques mots à l’oreille de Gaston et tandis que deux larmes perlaient à ses yeux, laissa échapper ces mots :

— Allez, mon ami, que Dieu vous protège !

À tout prix il s’agissait de prévenir l’explosion du dépôt aux acides et de préserver le laboratoire avec les bureaux attenants.

Montés sur le faîte du corps principal, quatre ou cinq pompiers, munis de jets puissants, activés par la pression à vapeur, s’efforçaient de circonscrire la part du feu, en noyant les régions voisines inflammables.

Partout régnait une fiévreuse activité. C’était un va-et-vient continu d’ombres noires sur cette façade illuminée des lueurs de la conflagration, tour à tour éclatantes ou sinistres.

Sous l’action intense du brasier, les vitres des fenêtres avoisinantes volent en éclats ; tantôt, d’énormes flammèches soulevées par le vent tourbillonnent et vont retomber au loin, menaçantes.

Quinze longues minutes s’étaient écoulées depuis le départ de Gaston. D’un œil inquiet, le Directeur fixait les fenêtres de son bureau. Dans son fébrile empressement il avait oublié de remettre la vraie clef de l’« Office » et au prix de mille efforts, le jeune contre-maître avait dû pénétrer en forçant le vasistas vitré, non sans s’être ensanglanté les mains et le visage ; puis dans sa chute à l’intérieur, il s’était fracturé le bras gauche.

En dépit des blessures du vaillant jeune homme, les tiroirs contenant soit des valeurs, soit les livres de comptabilité, furent promptement vidés ; leur contenu, enfoui dans une sacoche solidement fermée, fut lancé par la fenêtre dans la cour intérieure. C’est ce qu’attendait le Directeur.

Il était temps : par l’ouverture du vasistas, une fumée épaisse et nauséabonde avait rempli le bureau dont le plafond commençait à s’enflammer. C’en était fait de l’usine entière si le laboratoire et le dépôt, qui y étaient contigus, venaient à prendre feu.

Gardant sa présence d’esprit au milieu du péril, Gaston, de sa main valide, à grand peine manœuvre les extincteurs placés à proximité et en un instant, étouffe les flammes qui menacent les deux pièces adjacentes.

Mais la douleur, jointe aux efforts accomplis et à l’action toxique de l’atmosphère ambiante, eurent raison de son énergie : il perdit connaissance et tomba inerte sur le plancher.

Heureusement, trois coups de hache viennent de faire voler en éclats la porte du bureau ; en même temps qu’un air meilleur, deux pompiers pénètrent dans l’appartement, se précipitent vers l’infortuné, le saisissent et l’entraînent sur un palier à ciel ouvert, où il ne tarda pas à reprendre ses sens. Le danger de l’explosion avait été prévenu. Le moment critique était passé. Après un travail acharné et une lutte opiniâtre de deux heures, on était maître du fléau.

L’aile du bâtiment principal, noyée sous le jet continu des lances, laissait échapper par toutes ses ouvertures, d’épaisses colonnes de fumée.

Sans doute, les pertes étaient considérables : elles l’eussent été bien davantage sans l’admirable dévouement de quelques âmes généreuses.

Peu à peu, la foule s’était écoulée ; entouré d’amis sincères, Monsieur de Blamon exprimait sa gratitude à la vaillante brigade des pompiers ainsi qu’à tous ceux qui lui avaient prêté main forte ou témoigné de l’intérêt et de la sympathie.

Une voiture avait transporté Gaston à la résidence même du Directeur, qui n’avait voulu céder à personne, le soin de son héroïque contre-maître.

L’incendie de l’usine Blamon eut un retentissement considérable. La presse anglaise et française, fut unanime à louer le brigadier-chef des pompiers pour la tactique intelligente et sûre qui lui avait valu un si rapide contrôle du cataclysme.

Après avoir donné l’estimation approximative des pertes, évaluées à un cinquième de la valeur immobilière totale et couvertes par des assurances, elle signala l’affluence considérable que la sympathie publique avait amenée sur les lieux du sinistre.

Suivait le procès du gouvernement, dont l’incurie à s’occuper de la question des grèves, était la cause principale de ce tragique dénouement.

Puis, tout au long, les journaux firent par le détail le récit de la conduite du jeune héros, qui au péril de sa vie, ayant su prévenir les explosions avait sauvé l’établissement d’une ruine complète. Sur plusieurs journaux, figurait en première page la photographie de Gaston avec cette suscription flatteuse : « Le héros du jour ».

Grâce aux attentions délicates dont le combla Monsieur de Blamon, le jeune homme se rétablit assez rapidement.

Modeste dans l’apothéose dont on l’entourait, il se réjouissait intimement à la pensée de la fierté dont se remplirait le cœur de Marie-Jeanne quand elle connaîtrait sa conduite et les louanges qu’elle lui avait méritées. Il se sentait digne d’elle ; il avait réparé la faiblesse commise en cédant à une ambition passagère et en oubliant un moment la parole donnée.

Ses parents aussi seraient heureux !… Son père se consolerait peut-être de ne point le voir ingénieur et sa bonne mère pleurerait d’orgueil et de tendresse en admirant son fils et en tremblant à la pensée du danger auquel il s’était exposé.