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GASTON CHAMBRUN

Tel fut, apparemment, le rôle qu’eurent à jouer un contre-maître et quelques hommes nouvellement admis.

Les allures équivoques du nouveau collègue de Gaston Chambrun, dès les premiers jours, lui inspirèrent de la défiance. Des théories avancées, l’esprit de critique et de raillerie, des interprétations malveillantes faisaient le fond de ses conservations.

Un malaise se manifesta : aux heures de repos, des groupes d’ouvriers s’entretenaient à mi-voix, le regard défiant. Le venin s’infiltrait. De sinistres rumeurs circulèrent.

Informé, Monsieur Blamon crut qu’il était sage de s’entourer de précautions. Par ses soins, un service de garde nocturne fut organisé dans l’usine. Tour à tour, deux hommes éprouvés, sous la direction d’un contre-maître de confiance, se partagèrent les heures de la nuit allant et venant, prêts à donner l’alerte au premier danger.

Or, un soir, Gaston Chambrun était de veille ; après avoir visité les différents étages et s’être assuré avec ses deux auxiliaires que toutes les portes extérieures étaient verrouillées, il avait lu ou étudié dans le bureau, jusqu’à onze heures. Baissant alors sa lampe en veilleuse, et ayant, par précaution, placé son revolver auprès de lui, il n’avait pas tardé à s’endormir, malgré un vent fort, qui soufflait de l’ouest. L’atmosphère était pesante ce soir-là et le ciel chargé de gros nuages brun cuivré.

Vers minuit, une rafale plus violente, le réveilla soudain par ses sifflements stridents. Un coup de tonnerre éclata sec et brutal, tandis qu’un sillon de feu illuminait le bureau comme en plein jour.

Gaston se leva en sursaut et courut ouvrir la fenêtre pour observer le ciel. La nuit était profonde et dans les ténèbres épaisses le contre-maître ne vit rien tout d’abord.

De nouveau, un éclair aveuglant sillonna les nues, suivi aussitôt d’une détonation formidable. Le jeune homme ferma les yeux instinctivement, mais dans la clarté trop rapide, il avait vu cependant. Il fit un pas en arrière stupéfait !

Un homme était là, en bas, dans la cour, sous les fenêtres de la salle adjacente au laboratoire. Gaston avait distingué, à n’en pas douter, une silhouette noire courbée qui, surprise par l’éclair, n’avait pas eu le temps de se dissimuler.

Le jeune homme était trop maître de lui pour avoir peur. Lentement et calme comme s’il n’avait rien remarqué, il referma la fenêtre avec précaution. Sans toucher à sa lampe, mais s’armant de son revolver, il descendit à pas de loup. Il ne crut point opportun de prévenir ses deux compagnons. Doucement, il ouvrit une porte de derrière, qui donnait sur la cour et rampant le long des murs, en étouffant le bruit de ses pas, il avança dans la nuit.

Une pluie, mêlée de grésil, fouettée par un vent violent commençait à crépiter contre les vitres de la grande façade. Bientôt l’orage battit son plein. L’inconnu, qu’une lueur lui avait montré s’acharnant à atteindre une fenêtre du dépôt des acides, ne l’avait pas aperçu. Gaston s’approcha de l’individu à quelques verges. Il hésitait sur le parti à prendre. Tuer ce visiteur nocturne, lui semblait un crime, et d’ailleurs, l’inconnu mort, qu’apprendrait-il de ses intentions ? Ne valait-il pas mieux s’efforcer de le réduire à l’impuissance et ne se servir de son arme qu’à toute extrémité ?

Le jeune homme franchit avec un redoublement de prudence, le court espace qui le séparait du coupable. Il s’apprêtait à fondre sur lui, quand un éclair sillonna le ciel. Les deux hommes frissonnants, se trouvèrent face à face. Mais l’inconnu portait un large chapeau rabattu qui lui cachait le visage. Il étouffa un cri d’effroi et bondit dans la nuit. Gaston voyant sa proie lui échapper tira à tout hasard au milieu des ténèbres, ayant par un dernier scrupule visé vers le sol. Un jurement sourd, couvert par la tempête gronda à quelques pas. Le contre-maître s’élança à sa poursuite : ce fut en vain. Il entendit un bruit d’escalade par-dessus la clôture de la cour, un saut sur les cailloux de la ruelle, le bruit d’une course, puis plus rien : le sinistre visiteur avait fui.

Que venait-il faire dans cette cour à pareille heure et par une nuit d’orage ? Le doute n’était plus possible : comptant trouver la vigilance en défaut, le malfaiteur, qui ne pouvait être qu’un habitué de l’usine, voulait provoquer une explosion que l’on aurait attribuée à la foudre, et dans quelques instants, transformer l’établissement en un immense brasier.

Malgré la pluie battante, le courageux gardien ne se retira point. Il se tint aux aguets dans l’attente d’un retour possible de l’inconnu. Mais personne ne revint.

Une heure, deux heures sonnèrent : l’orage apaisait. Au firmament, quelques coins du ciel bleu piqués d’étoiles clignotantes réapparurent. La lune, très basse à l’horizon se leva, éclairant de sa lumière blafarde, les murs noircis du vaste édifice.

Gaston grelottait. C’est fini pour cette nuit pensa-t-il. Déjà l’aube commençait à blanchir. Ayant narré l’aventure à ses deux compagnons, il eut à en essuyer de légitimes reproches, car leurs efforts combinés eussent sans doute abouti à la capture du scélérat.

Mais un fait demeurait acquis : l’hostilité était manifeste et commandait des précautions urgentes et minutieuses. Monsieur de Blamon vivait dans des transes perpétuelles.

Cependant, grâce au généreux dévouement et à l’intelligente activité de ses principaux collaborateurs, aucun incident n’était venu renouveler les alarmes des premiers jours de la semaine ; celle-ci, s’achevant dans le calme, semblait présager avec la fin de la crise, le retour de la sécurité d’autrefois.

Ce répit n’était que le calme précurseur de la tempête. Dans la nuit du dimanche au lundi, tous les habitants du quartier furent réveillés en sursaut par des clameurs lugubres coupées par le roulement des voitures et les sonneries des pompiers. Demeurant à proximité de l’usine, Gaston, un des premiers était arrivé sur le théâtre de l’incendie. Les rues adjacentes sinistrement éclairées de lueurs rougeâtres, furent bientôt encombrées de curieux. Le spectacle était terrifiant. Les flammes sortant des fenêtres du deuxième étage montaient vers le toit, léchant les murs de la partie neuve de l’usine, se tordant sous le vent qui soufflait avec force, paraissant faiblir pour se redres-