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GASTON CHAMBRUN

Gagnée un instant à la joie, l’aveugle subitement redevint grave et reprit :

— Je vous sais grâce de vos bontés, Monsieur, mais les garanties que vous nous apportez sont insuffisantes.

Piqué, Monsieur Richstone demanda un peu acerbe :

— Que réclamez-vous de plus ?

— Le consentement des parents de Gaston.

— Je me fais fort de l’obtenir : leur fils a eu foi en ma promesse ; ne me ferez-vous pas le même bonheur ?

— Pardon ! insista doucement mais fermement la veuve ; je ne doute pas de votre bonne volonté, mais les époux Chambrun se résigneront-ils à perdre d’un côté, les avantages de votre alliance, pour accepter à leur place, les charges de la nôtre.

Marie-Jeanne porta des yeux inquiets, de sa mère à Monsieur Richstone.

Celui-ci, ajouta ;

— Chambrun me doit tout. Il est moralement comptable envers son fils, de l’héritage qu’il a été dans la nécessité de m’abandonner : il ne pourrait sans injustice mettre un obstacle au bonheur de son enfant. Voilà le point où je compte l’amener ; laissez-moi le temps d’agir ; déjà je me suis trouvé un auxiliaire précieux dans le digne abbé Blandin.

— Oh ! si Monsieur le Curé est avec vous, qui résisterait ? s’écria Marie Jeanne.

L’aveugle hochait la tête avec la tenace obstination des gens qui ont connu les déceptions.

— Maman ! supplia Marie-Jeanne, aie foi en notre ami !

— Bravo ! approuva Monsieur Richstone ; au moins vous croyez en moi, vous et Gaston.

— J’y veux croire aussi, dit l’aveugle : il faut m’excuser ; l’expérience de la vie rend défiant et soupçonneux. J’aime à espérer que l’avenir ne justifiera pas mes appréhensions.

Quelques jours après, Gaston recevait ces simples mots, de son intercesseur dévoué :

— Sois heureux ! Marie-Jeanne porte désormais à son doigt la bague des fiançailles.

Une ère de bonheur semblait se lever à l’horizon pour le jeune contre-maître.

Cependant, Monsieur Chambrun demeurait sous le coup de la cruelle déception que lui avait causée l’échec de son fils : c’était la faillite de ses espérances les plus chères. Il ignorait encore la détermination de ce dernier à ne pas se représenter. Comment le père accepterait-il ce nouveau coup.

Une lettre de Marie-Jeanne vint revigorer le cœur de Gaston ; elle était conçue en ces termes :

Mon Gaston,

Hier, pour la deuxième fois depuis votre entrevue, Monsieur Richstone est venu à la maison. Mais cette fois, comme il nous l’avait promis, il a amené Aurélia. Je n’ai pas voulu t’écrire avant de l’avoir vue. J’étais bien un peu gênée en présence de celle qui devait voir en moi une rivale victorieuse. Elle parle très bien le français. Dès l’abord, elle est venue si franchement m’embrasser que je n’ai plus songé qu’à l’aimer, tant elle m’a paru bonne de cœur et agréable de physionomie. Je crois qu’elle a fait évanouir toutes mes préventions contre les Anglais. Je serais imprudente de te faire l’éloge d’une personne riche et distinguée, qu’il ne tenait qu’à toi d’épouser si je n’étais pas assurée de ton affection. Elle m’a parlé de toi sans embarras, sans amertume, d’un ton où perçait une innocente admiration en me priant de lui conserver une place dans mon affection pour toi… J’avais envie de pleurer. Je lui ai presque promis qu’elle serait notre sœur ; va, je n’en serai point jalouse.

Jusqu’à Maman qui, en dépit de sa méfiance habituelle a été quasiment conquise par ce bon petit cœur.

Maman t’envoie sa bénédiction et moi, tout mon cœur.

Ta Marie-Jeanne.

P.S. — J’ai rencontré tes parents hier, en portant mon ouvrage à Montréal. Ta mère m’a embrassée, et ce baiser m’a mis l’âme en fête. Ton père s’est affectueusement informé de la santé de Maman. Tous deux m’ont paru bien portants, mais le Papa n’a plus sa bonne figure d’autrefois. Son front est sombre, sa bouche n’a plus de sourire. Ça lui donne un air sévère qui me fait peur… Monsieur Richstone n’a pas encore abordé la question : mais qu’importe ! Il a promis et je ne saurais douter de sa parole. Il a bien su convaincre Maman !


VIII

L’INCENDIE


La prospérité croissante de l’usine Blamon avait réclamé des agrandissements. Une aile, s’adoptant à angle droit au corps principal, avait été bâtie depuis deux ans, et déjà, il était question d’ajouter la seconde, dont la nécessité se faisait chaque jour plus impérieuse.

La bonne harmonie qui jusqu’alors n’avait cessé de régner entre le patron et ses ouvriers, eut à souffrir de l’arrivée de quelques nouveau-venus. De toutes parts, le vent était aux grèves et soufflait en tempête. Les réunions syndicales ouvrières se multipliaient et d’un jour à l’autre haussaient le ton de leurs revendications et même de leurs menaces. Les idées les plus subversives de l’ordre social étaient émises en plein jour.

Déjà, dans la ville, nombre de manufactures avaient dû fermer leurs portes, devant les exigences exorbitantes des salaires réclamés.

La police énervée avait peine à maintenir l’ordre à travers cette foule de désœuvrés, en quête d’amusements ou de pillages. Un peloton de la police montée avait été réquisitionné à la demande des autorités civiles, en prévision de troubles, qui pouvaient surgir d’une minute à l’autre.

La jalousie ne tarda point à se faire jour, dès que l’on vit l’usine Blamon fonctionner comme auparavant. Bientôt, il fallut recourir à la force constabulaire pour protéger l’entrée et la sortie des ouvriers : cédant à l’entraînement, quelques-uns, parmi ces derniers, désertèrent leur poste, aussitôt occupé par de nouvelles recrues, qu’aiguillonnait le besoin.

À la jalousie succéda la haine. Cette union, de tant de volontés et de cœurs dans la main d’un seul homme, constituait un rempart dangereux, pour la propagande socialiste.

Faire pénétrer insensiblement l’ennemi dans la place, n’était-il pas le plus sûr moyen de vaincre cette résistance ?