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GASTON CHAMBRUN

Parvenu près de l’aveugle, le visiteur prononça :

— Madame Bellaire, je vous salue. Si vous ne reconnaissez pas ma voix, vous savez mon nom : Richstone de Lachute.

La veuve inclina le front :

— Oui, oui, dit-elle gravement, c’est le nom d’un Anglais comme il en faudrait beaucoup !… Soyez le bienvenu à mon foyer. Mais, je vous en prie, donnez-vous donc la peine d’entrer.

Le regard avisé de Monsieur Richstone pénétra aussitôt les indices de gêne, que lui révélait cet intérieur humble mais reluisant d’ordre et de propreté. Prêtant le concours de son bras à l’infirme, tous deux entrèrent s’asseoir devant la modeste fenêtre ombragée de glycine et de vigne sauvage.

— Mais, qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite, Monsieur ?

— Vous savez peut-être, madame, que je suis l’ami intime d’un des habitants de Saint-Benoit : Alphée Chambrun.

— Et c’est de sa part que vous venez ? fit l’aveugle alarmée… Je tiens à vous déclarer immédiatement que nous n’attendons rien de lui ni d’aucun des siens.

— Sur ce dernier point, j’espère vous faire changer d’avis, reprit le marchand de bois, car je ne viens pas au nom d’Alphée mais bien à celui de son fils Gaston.

La veuve reprit, sévère :

— Vous auriez pu, alors, vous épargner la peine de cette démarche, car le fils Chambrun sait qu’il ne doit plus rien y avoir de commun, entre lui et nous. N’est-ce pas assez de la peine qu’il a amenée sous ce toit !

— Mais se récria le digne homme, c’est de la joie qu’il y amènera.

L’aveugle branlant la tête :

— C’est impossible ! Obéissant aux volontés de son père, il doit continuer dans la carrière où il est engagé ; on dit même qu’il va être bientôt ingénieur ; de tout cela je suis loin de le blâmer ; mais il a eu un tort considérable : c’est d’avoir troublé le cœur de ma fille par une promesse qu’il n’a pu tenir. Je serais injuste en affirmant qu’il a été parjure envers Marie-Jeanne, ayant moi-même refusé de tenir son engagement pour valable ; il a donc toujours été libre. Je le crois bon jeune homme et sans arrière-pensée, vous pouvez lui donner votre Aurélia.

— Que de paroles inutiles, la mère, dit Monsieur Richstone, vous vous excitez bien mal à propos. Votre erreur est complète. Gaston ne sera pas ingénieur ; il n’épousera point ma fille, mais votre Marie-Jeanne, à laquelle il a tout sacrifié.

D’un jet, la veuve fut debout…

— Que dites-vous ? s’exclama-t-elle émue. Puis aussitôt elle retomba sur sa chaise, accablée.

— Non ! Non ! c’est impossible, murmura-t-elle. Marie-Jeanne et moi n’avons déjà que trop souffert d’une telle duperie !…

— Hé ! n’est-ce pas de votre faute, rétorqua vivement l’Anglais. Le jeune homme avait un devoir filial à remplir et ce n’est pas vous, j’imagine, qui l’en blâmerez. De votre côté, par votre défiance, votre intransigeante fierté, vous l’avez repoussé, en lui retournant brutalement le gage d’alliance mis au doigt de votre fille. Qu’a-t-il à se reprocher, ce brave garçon ? peut-être son découragement en présence de votre refus !… Allez-vous lui faire un crime d’avoir cherché un remède à son mal, dans l’ambition d’une carrière qu’on lui montrait accessible et glorieuse ?… Ce n’est pas le blâme, mais la plus cordiale admiration, que vous lui accorderez, quand vous connaîtrez tout. Quant à moi, bien qu’il ait déçu mes espérances, je l’admire et c’est pour cela que je viens vous parler en son nom. Sachez que, de plein gré, il vient d’échouer à l’examen, qui lui assurait le titre d’ingénieur, qu’il vit d’économies et de privations, se refusant tout adoucissement et les plaisirs les plus innocents, et pourquoi, et pour qui ?… Pour vous et pour votre fille. Afin de constituer une modique dot à Marie-Jeanne, quelques années de dur labeur, de parcimonie et d’attente ne l’ont pas effrayé. Ce temps révolu, il viendra vous chercher toutes deux, car il ne veut pas vous séparer, étant sûr alors de vous garantir une existence modeste mais digne. Et c’est cet homme que vous rejetez, cet homme dont j’aurais été heureux de faire mon gendre, mais qui s’offre à vous, car ce n’est point ma riche Aurélia qu’il aime, mais votre fille pauvre.

Pauline Bellaire joignit les mains :

— Que je voudrais vous croire, Monsieur.

— Mais il faut le croire, Maman ! dit une voix douce près de la porte.

Marie-Jeanne était arrivée comme Monsieur Richstone prononçait ces paroles véhémentes. Clouée sur le seuil par les premiers mots entendus, elle était restée là, le cœur haletant d’une émotion indescriptible ! Oh ! les douces paroles ! Le délicieux moment qui la guérissait des longs mois de martyre. Quand, au cours de la conversation, elle eut compris que c’était là le père de celle qu’elle avait cru sa rivale et qu’elle eût deviné son sublime abnégation, mue par un mouvement instinctif, elle se sentit pressée de se jeter dans ses bras. Devinant ses sentiments, Monsieur Richstone ému, mit un baiser paternel sur le front de la jeune fille, scellant ainsi la rénovation des fiançailles ; car ayant pris la main de Marie-Jeanne, il avait fait glisser à son doigt, l’anneau que sur sa demande, Gaston lui avait confié.

Une gratitude indicible inondait de larmes les yeux de la jeune fille.

— Voilà qui me paie amplement de mes peines, ajouta Monsieur Richstone d’un ton satisfait. C’est comme si le bon Dieu avait donné une sœur à ma petite Aurélia !… car elle aussi a un brave cœur ! Ainsi quand au retour de mon entrevue avec Gaston, je confiai à mon enfant les vœux du jeune homme, elle me dit au travers de ses larmes : — Allez vite, Papa, allez vite consoler cette pauvre Marie-Jeanne et dites-lui bien de me pardonner le chagrin que je lui ai causé sans le savoir.

Marie-Jeanne joignant les mains s’écria :

— Oh ! de tout mon cœur !… Mais Monsieur Richstone, quelle famille est donc la vôtre ? Ah ! Puissent ceux de votre race vous ressembler tous !…

— Simplement une famille de braves gens, grâce à Dieu, ajouta l’Anglais, d’un sourire mélancolique.