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GASTON CHAMBRUN

mettait votre affection, mais que je n’aurais pu accepter sans passer pour un lâche, menteur et parjure… Je ne puis être le mari d’Aurélia… j’en aime une autre…

— Comment ? fit Monsieur Richstone stupéfait.

Gaston continua fiévreusement, ayant hâte de vider son cœur.

— Oui, une autre et que je ne pourrai sans doute jamais épouser !

— Elle est donc bien riche, celle-là, exclama naïvement Monsieur Richstone…

— Plus pauvre que moi !… Mais, je vous dois ma confession complète : c’est la fille de l’aveugle dont nous avons parlé ce matin : Marie-Jeanne Bellaire !… Je la chéris depuis mon enfance. Lors de mon dernier voyage au pays, je me suis fiancé à elle, l’avant-veille du jour où, à Lachute nous fûmes vos hôtes. J’ignorais alors la ruine imminente de mon père. Je comptais rentrer à Saint-Benoit après deux ans et par mon mariage prendre charge de Marie-Jeanne et de sa mère infirme. Le désastre de mon père m’a consterné et a bouleversé mes projets. Me considérant toujours lié envers la jeune fille, j’adressai la lettre de mon père à Madame Bellaire, sans savoir qu’elle fût aveugle. C’est donc la pauvre fille qui, en la lisant elle-même a dû apprendre les préférences des miens pour Aurélia et la ruine de nos promesses réciproques. Noblement, elle m’a rendu ma parole. J’ai insisté de nouveau la suppliant de m’attendre, lui jurant un attachement indissoluble. Elle a gardé le silence puis m’a renvoyé l’anneau des fiançailles que j’avais glissé à son doigt. Alors, dépité, peu à peu, je me suis laissé griser par les promesses d’un avenir facile et brillant : devenir ingénieur puis votre gendre, réjouir la vieillesse de mes chers parents, tout cela m’a fait oublier qu’une pauvre enfant dans sa sublime abnégation souffrait de mon abandon ; aujourd’hui j’ai vu et compris la grandeur d’âme de celle que je sacrifiais. Et j’irais, ramassant le bien-être de ma vie, parmi les joies égoïstes, tandis que couleraient les larmes de l’abandonnée ?… Jugez-en vous-même, Monsieur, quel côté serait voué au mépris ? Puis n’eût-il pas été indigne de tromper votre fille, en lui apportant un cœur où gît mal ensevelie mon affection pour une autre ?…

— Voilà ma confession. Monsieur Richstone : plaignez-moi sans trop me mépriser !

Celui-ci avait écouté avec un profond émoi, cet aveu qui ruinait ses espérances. Passant alors la main sur son front soucieux :

— Personne n’a le droit, dit-il, de mépriser qui souffre pour la vérité. Ta confiance, Gaston t’a coûté à dire, et il m’a été pénible de l’entendre. L’avenir que je rêvais est détruit ; mais je te sais gré de ta franchise. Mieux informé, j’aurais épargné à Aurélia la déception dont elle va souffrir… Je ne t’accuse pas et le courage de tes aveux te rehausse plutôt dans mon estime. Mais je te plains, car ton rêve me paraît sans issue ; ta fiancée étant sans dot et toi sans héritage, je me demande quel sera ton avenir.

Vous vous intéressez encore à moi ?… murmura le jeune homme interdit ; que vous êtes bon !…

— Tu me dévisages avec des yeux écarquillés ? Penses-tu donc, mon ami, parce que de justes scrupules t’interdisent d’être mon gendre, que je t’aime moins pour cela ?…

L’étonnement de Gaston ne fit que grandir.

— Mais, Monsieur, permettez-moi de vous dire que nous, Canadiens français, étant si peu habitués à rencontrer de la sympathie et du désintéressement dans votre race, trop souvent considérée comme adverse de la nôtre, ma surprise est bien justifiée.

— Mon garçon, je ne veux point faire ici le procès de nos conflits ; mais il me plaît de te faire remarquer que la règle générale n’empêche point les exceptions. Elles sont plus nombreuses qu’on le croit communément, et je me flatte d’être du nombre. À quiconque fait abstraction des préjugés ataviques, il suffit d’avoir un cœur franc et loyal pour s’éprendre de l’âme canadienne-française ; car à moins de haïr le droit, la vérité et la justice, on ne peut refuser son admiration et sa sympathie aux descendants de la race française ; à cette héroïque phalange qui, au lendemain de sa défaite, s’entêta à vivre de sa vie, à pratiquer sa foi et à vouloir continuer sur cette rive de l’Atlantique, le « gesta Dei per Francos » de son admirable mère-patrie.

— Vraiment, Monsieur Richstone, répliqua Gaston, vous me rendez plus cruel le regret de ne pouvoir être votre fils.

— Conserve-moi tes bons sentiments, mon ami, ajouta le brave homme, et dis-moi ce que tu as résolu.

— Il m’est difficile de voir clair dans un horizon aussi chargé de brume, répondit le jeune homme. Si Dieu me vient en aide, je compte restreindre mes dépenses, accroître mes ressources par des travaux supplémentaires et accumulant ainsi de notables économies, je serai à même, dans quelques années, d’assurer une dot à Marie-Jeanne, si elle veut de moi.

— Elle en voudra, mon garçon, car tu l’auras mérité. La vie de privations à laquelle tu te condamnes pour elle, te vaudra doublement son estime et son affection. Mais une fois marié, pourras-tu la faire vivre elle et sa mère ?

— La santé est un capital important, l’amour mutuel en est un autre, non moins précieux ; nos labeurs réunis sous la bénédiction de Dieu suffiront à nos modestes besoins ; mais avant tout il faut qu’elle me pardonne.

Monsieur Richstone frappa sur l’épaule de Gaston Chambrun :

— Ça, mon ami, j’en fais mon affaire.

Celui-ci le regarda avec stupéfaction :

— Vous ?

— Oui, mon garçon, moi-même. J’estime la droiture et la loyauté partout où je la rencontre. Tu m’as prouvé que tu étais digne de la lignée de tes aïeux que j’apprécie et que j’aime ; celle que tu choisis mérite ton affection et de plus, elle est de ta race ; double garantie pour le bonheur du foyer.

— Ah ! s’écria Gaston, puisque vous êtes si bon, gagnez-moi aussi le consentement de mon père !…

L’Anglais hocha la tête.

— Ceci !… ce sera plus long et plus dur. Je ne te cache pas qu’Alphée prendra moins aisément que moi, son parti de l’aventure. Il comptait sur ton mariage avec mon Aurélia