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GASTON CHAMBRUN

quelle il conservait après tout, un souvenir sympathique.

Mais… alors… Marie-Jeanne ?…

Et une intolérable souffrance, étreignait son âme. Laisserait-il croire à celle dont son cœur raffolait, qu’un misérable amour de lucre l’emporterait sur une amitié tant de fois jurée ?

Il ne pouvait tenir à l’idée qu’elle le mépriserait comme parjure d’un serment qu’il aurait voulu garder. Un retard à leur union !… la droiture d’esprit et la grandeur d’âme de la jeune fille pourraient toujours l’admettre ; mais d’une trahison ?… non jamais, elle ne pourrait l’absoudre !…

Lui-même se sentait incapable de cesser de l’aimer et de mentir à une nouvelle fiancée à qui il ne porterait jamais qu’un cœur partagé.

Tout en se promenant dans la cour de l’usine, où il présidait à la réparation d’une conduite de gaz rompue, Gaston Chambrun demeura obsédé par le flux et le reflux de ses débats intérieurs, au point de ne pas remarquer l’arrivée de Monsieur de Blamon. Le contact d’une main sur son épaule, le fit tressaillir : il tourna la tête, se découvrit et promptement devant son patron, un peu confus de sa distraction. Dès l’abord, ce dernier avait lu sur la figure de son subordonné le désarroi moral où il s’agitait.

— Que vous arrive-t-il de fâcheux, Chambrun ? Vous ne me paraissez pas dans votre assiette ordinaire, dit-il d’une voix affectueuse. Je respecte vos secrets, croyez-le bien, et je ne m’offre à votre confiance, qu’en autant que je puis vous rendre service et vous donner quelque conseil.

Conquis par cette parole chaude et ferme, le jeune homme éprouva un soulagement dans sa détresse. Il tendit à son chef la lettre paternelle. Monsieur de Blamon la lut, puis la relut, comme pour se mieux pénétrer de ce qu’il pouvait y avoir entre les lignes mêmes. Observateur attentif, du regard, Gaston cherchait à démêler la pensée intime du Directeur.

Celui-ci enfin parla :

— Mon ami, je déplore pour vos parents leur mauvaise fortune ; en revanche, je conclus qu’elle vous offre une compensation personnelle. Les motifs qui vous appelaient près des vôtres, n’existant plus, votre père vous donne un sage conseil, que je ratifie de tout point. Déjà, ainsi qu’il vous l’écrit, il m’avait consulté à votre sujet. Je me bornerai à vous redire la réponse que je lui ai faite, à savoir que je regrettais de ne pas vous voir poursuivre une carrière bien commencée et pleine de promesses. Je vous réitère les propositions déjà faites : devenez ingénieur, vous pourrez ensuite épouser celle que votre père vous destine ; vous lui apporterez ainsi la joie avec l’aisance de ses vieux jours.

— Si, assister ses père et mère, déférer à leurs avis, sacrifier ses plaisirs au désir de leur plaire est le devoir et la gloire du jeune homme bien né, n’est-il pas dans les obligations des parents, de préparer l’avenir de leurs enfants, de les guider par de sages conseils, mais sans aller jusqu’à supprimer leur initiative et faire abstraction de leurs goûts et de leurs aptitudes ; puisqu’ils veulent le bonheur de ceux-ci, ne devraient-ils pas se rappeler, qu’étant chose fort relative, ce bonheur consiste moins, à satisfaire ses désirs, qu’à poser des bornes à ses ambitions ?

Assiégé de toutes parts, Gaston essayait à se débattre.

— Je ne saurais assez vous exprimer ma reconnaissance pour vos bontés, Monsieur le Directeur ; puisque vous l’avez pour agréable, je demeurerai dans l’exercice de mes fonctions, c’est chose convenue… Quant à conquérir le titre d’ingénieur…

— Eh bien ?…

— Je n’y suis point encore résolu, et sans doute, je ne m’y déciderai jamais !… Oh !… ne m’en demandez pas la raison ; je ne saurais vous le dire, et il me serait pénible de paraître ingrat en répondant mal au généreux appui que vous m’offrez.

Monsieur de Blamon plongea un regard en coup de sonde dans les yeux éplorés du contre-maître. Il pressentit un drame obscur dans ce cœur endolori et dit avec douceur :

— Loin de moi la pensée de violer vos secrets, mon ami ; je suis prêt à vous aider à supporter le poids de vos chagrins, si jamais vous sentez le besoin de m’en faire la confidence ; car, il est difficile de soigner une plaie, dont on ignore l’étendue et les origines. Je vous laisse, Chambrun ; en attendant, gardez toujours haut le cœur : la douleur est la fournaise où s’épurent les caractères.

Gaston contempla son patron s’éloigner dans la cour ; un regret déjà surgissait en lui : celui de n’avoir pas ouvert son âme à cet homme, dont la bonté virile l’eût réconforté peut-être ; brusquement, il refoula ses larmes, s’essuya furtivement les yeux et reprit intérêt aux travaux de ses hommes.

Rentré au bureau, il s’assit à sa table, prit une feuille de papier à lettre et écrivit à son père ; plus d’une fois l’émotion l’obligea à déposer la plume. Il lui exprima sa douleur de le savoir malheureux ; respectueusement il se rendait à ses raisons et se conformait à ses désirs ; il continuerait dans la voie où il était entré, sans toutefois prendre l’engagement de devenir ingénieur.

Une dernière tâche lui restait à accomplir : la plus pénible. Marie-Jeanne et sa mère devaient être instruites par lui, des motifs qui l’empêchaient de se présenter au rendez-vous, qu’il avait fixé à l’automne de cette même année. Bien que la veuve Bellaire n’eût point accepté l’engagement qu’il prenait, Gaston avant de se retirer, avait maintenu sa promesse formelle et Marie-Jeanne, il en était sûr, comptait sur lui.

Les événements semblant se complaire à donner raison à la prudente veuve, il importait que Gaston lui persuadât, en dépit de la lettre de son père, qu’il lui envoyait, que Marie-Jeanne demeurait sa fiancée et qu’elle serait la seule affection de sa vie.

Et les phrases se pressaient, tumultueuses, sous sa plume, ardentes, fiévreuses, implorantes, persuasives, tandis qu’une peur le hantait : celle de n’être pas compris… Moins d’une semaine après, arrivait la réponse qu’anxieusement attendait et redoutait son âme.

Madame Bellaire lui faisait écrire de la main même de sa fille :