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GASTON CHAMBRUN

pommes fameuses récoltées au Val de la Pommeraie.

Le menu servi et tout étant disposé, joyeusement on s’attabla. Gaston prit place aux côtés d’Aurélia. C’était une jouvencelle de seize ans, blonde et rose, à peine dégagée de l’adolescence, vierge en bouton où la femme sommeillait encore. Plus d’une fois, durant le repas, elle admira de ses grands yeux d’azur, le beau et élégant jeune homme assis près d’elle, au point d’en oublier son assiette. La conversation fut cordiale et enjouée ; à la fin du repas, Frank Richstone se leva pour porter la santé de ses hôtes avec un vieux vin, qui, à en juger par l’étiquette de la bouteille, provenait des premiers crus de la vieille France.

— À la prospérité de votre famille, Monsieur Chambrun, dit-il en excellent français, et aux futurs succès du jeune contre-maître que nous avons le plaisir de fêter aujourd’hui ; au développement de notre vaste pays et à la gloire de l’Empire !

Ce dernier mot avait sonné faux à l’oreille de Gaston.

Alphée répondit à son tour :

— Je lève mon verre, Monsieur Richstone et je bois à la vieille amitié qui nous a toujours unis, en souhaitant qu’une union semblable s’établisse entre nos deux familles, ainsi qu’entre les races dont nous sommes issus, tant par leur bonheur respectif, que pour le plus grand bien de notre cher Canada !

— Que Dieu vous entende et vous exauce, ajouta religieusement Annette Richstone, en joignant les mains.

Au souhait d’alliance entre les deux familles, qu’il avait formulé, Alphée Chambrun avait surpris les yeux ardents d’Aurélia, ratifier son espérance, dans une muette admiration, qui s’attachait à Gaston. Aussitôt, un rayon d’espoir tacite vint réchauffer le cœur de l’heureux père : celle-ci un jour, peut-être, il aurait la joie de la nommer sa fille.

Puis, une inspiration lui vint, soudaine.

— Au moins, Monsieur Richstone, vous allez nous donner votre fille pour la journée de demain : ça lui fera du bien à cette enfant.

Une rougeur s’épanouit sur les traits de la jeune fille, dont le regard bondit à son père.

Implorant, Monsieur Richstone sourit :

— Ça te va-t-il fillette ?

Pour toute réponse, quittant sa place, vite elle courut de ses deux bras entourer le cou de son père.

— Ah !… Ah !… plaisanta celui-ci ; la jeunesse ne boude jamais au plaisir. Remercie nos amis, Aurélia ; en même temps souhaite le bonsoir à tous. Il faut être debout à bonne heure demain, pour se mettre en route.

Aurélia, gentiment, embrassa chacun à la ronde. Seul, Gaston la trouva intimidée ; elle eut pour lui un sourire et une révérence, tandis que deux roses fleurissaient ses joues.

Le lendemain matin, dès les six heures, le chauffeur de Monsieur Richstone, devant la maison, faisait ronfler le moteur d’une puissante et somptueuse automobile. Mis en gaieté par un chaud et succulent déjeuner, les voyageurs, confortablement, s’installèrent : Alphée aux côtés du conducteur, les jeunes gens avec Julie sur le siège d’arrière. Les souhaits et les « au revoir » échangés, en un clin d’œil la machine disparut au coin de la rue. La journée s’annonçait radieuse. Blanc de poussière, le chemin longea d’abord les vieilles clôtures délabrées des prairies verdoyantes. Les troupeaux d’un bétail multicolore y paissaient, avec une application que le passage des voyageurs ne parvint pas à troubler. Plus loin, d’immenses champs, aux épis d’or, attendaient l’arrivée de la moissonneuse.

Bientôt, le chemin, taillé à mi-côte, d’une chaîne de collines, remonta la vallée de la Clairette. Au bas des pentes luxuriantes, la petite rivière gonflée, cabriolait dans son lit, semé de roches moussues et obstrué de vieux troncs renversés. L’allure de l’automobile devenant plus lente, celle des conversations s’anima. Au travers des fusées d’un franc rire, c’étaient de joyeuses exclamations, tantôt de surprise, tantôt d’admiration, suivies des explications de Gaston, lequel s’était constitué le cicérone de sa jeune compagne. Par échappées, à travers la sombre ramure des pins, on apercevait, soit l’écume des cascades sautillantes, soit les toits luisants de quelques blanches fermes, enveloppées dans les frondaisons.

Aurélia, d’abord sagement assise à la droite de Julie, qu’encadraient les deux jeunes gens, voulut cueillir une branche fleurie, aux arbustes, qui à gauche, débordaient sur le chemin. Son stratagème, ayant réussi à souhait, lui permit de satisfaire son impatience d’être aux côtés de Gaston.

Ils causèrent amicalement, énumérant les noms et les particularités intéressantes des lieux traversés. Elle émit des remarques naïves et jolies, auxquelles le fils de Monsieur Chambrun ripostait par des phrases gaies et courtoises.

Gaston, ayant tenté une fois de converser en anglais, Madame Chambrun, qui n’entendait point cette langue, ne prit pas de temps à rappeler son fils à l’ordre.

— Voyez-vous, dit-elle, ce jeune homme qui a des confidences à faire et qui veut me les cacher !

L’allusion fut courte mais efficace.

Au débouché d’un sous-bois, formé d’ormes et d’érables touffus, apparut, arrondi comme un joyau, le lac de Rodmer ; vraie coupe d’eau céleste, sertie dans l’écrin de roches abruptes d’une part, il présente sur l’autre versant, des bois ombreux, coupés de fraîches et grasses prairies.

La jeune fille admirait avec des exclamations joyeuses, et plus d’une fois, pour satisfaire sa légitime curiosité, l’automobile s’arrêta en cours de route. Gaston s’en amusait ; il prenait plaisir à l’émerveillement de ses yeux, qui du paysage revenaient finalement à celui qui en était l’initiateur. Il sympathisait avec les élans de cette âme droite, impressionnable aux beautés de la nature et qui, si ingénument, révélait la candeur de son être.

La raideur des pentes, ayant disparu, l’auto courait rapide vers Saint-Philippe, quand soudain, à l’horizon, sur la teinte sombre de la côte boisée, se détacha le scintillement du clocher natal. Un cri spontané, ponctué du grand geste que fit Alphée en se découvrant, indiqua à chacun que l’on touchait au terme du voyage. Tous l’imitèrent, et dans le silence d’une reli-