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GASTON CHAMBRUN

père, sa jeunesse ne doutait pas de l’avenir. Il y aurait lutte sans doute : la victoire n’en serait que plus belle. Sa rêverie l’avait attardé : il pressa le pas. Quand il atteignit le lieu du rendez-vous, il vit la voiture arrêtée et le geste impatient dont son père l’appelait.

— Eh bien ! Gaston, tu as donc flâné ! lui cria Alphée. Nous avons encore un bon bout de chemin avant d’être à destination et le soir approche !…

Le jeune homme escalada lentement la route.

— Bah ! argua-t-il, dès que nous serons à la croisée de Genos, nous n’aurons plus que deux petites lieues de descente.

— Oui, mais auparavant, nous en avons bien une demie de montée, fit le père en secouant les guides sur l’encolure de la jument.

Celle-ci coucha les oreilles, sans pour cela allonger l’allure. La côte était rude. D’une cadence égale et patiente, elle allait le corps embué de vapeur et blanchi de l’écume due aux frottements des traits.

Le faîte atteint, elle partit au trot ; le chemin dévalait sinueux dans la direction de Lachute. Aux cahots heurtés des chemins de campagne, succéda bientôt le doux glissement des roues, sur l’asphalte poli de la bourgade. Rue de Chaussée, les voyageurs étaient attendus.

Bien que de races différentes, les deux familles étaient unies d’une amitié profonde et ancienne. Un incident l’avait fait naître et les années n’en avaient pas affaibli l’intensité. D’origine anglaise, le père de Frank Richstone, venu au pays sans fortune, fut d’abord en service d’une compagnie chargée de fournir au Pacifique Canadien, les bois nécessaires à la construction du Trans-Continental. Cette exploitation avait attiré au Canada nombre d’immigrants britanniques. Intelligent et actif, le jeune ouvrier obtint de bonne heure l’estime et la confiance de ses patrons. Promu chef d’équipe, puis contre-maître, il passa plusieurs hivers dans les chantiers du nord de la Gatineau. Une cinquantaine d’ouvriers, différant de races, de langue, de religion étaient sous ses ordres.

Mais la vie des chantiers n’est que trop souvent déprimante de moral. Loin de la famille, en contact avec la nature sauvage, aux prises avec un dur labeur journalier, mordu par un froid intense et permanent, en lutte avec toutes les nécessités de la vie, le caractère tend vite à s’aigrir et les meilleures volontés elles-mêmes ne gardent la ligne du devoir et de l’honneur, qu’au prix d’efforts soutenus.

Tous les subalternes de Monsieur Richstone ne furent pas des victorieux, dans cette lutte quotidienne.

Le tempérament ferme et un peu tranchant du contre-maître, joint à la rare qualité de fervent catholique, servit de bases aux griefs des mécontents, recrutés en grande partie dans les sectes hétérodoxes. L’opposition sourde d’abord, gagna bientôt la majorité. De là, il n’y avait qu’un pas à l’hostilité ouverte ; il eût été vite franchi, sans l’obstacle constitué par un groupe de Canadiens français, tous vaillants ouvriers, aussi loyaux envers leur chef qu’envers leur Dieu.

Outre la sympathie qu’une foi commune établit entre le patron et cette catégorie d’employés, Monsieur Richstone se prit bientôt d’admiration pour une race, dont la mentalité, nouvelle pour lui, avait forcé son estime et conquis son affection. De ces sentiments premiers, il ne se départit jamais. Cependant, il advint qu’un retard du caissier à régler la paye au jour marqué, mit en ébullition les esprits les plus montés. La calomnie fit fortune ; une seule explication parut plausible : le contre-maître, de connivence avec le commis-payeur, avait dû s’approprier l’argent et frustrer ainsi ces malheureux du prix de leurs sueurs. La justice exigeait une vengeance éclatante. Éloignée des juges et des tribunaux, pourquoi n’y suppléeraient-ils pas eux-mêmes ?

Le complot, ourdi par quelques meneurs, devait avoir son dénouement fatal, le lendemain même. Trois hommes armés, placés en embuscade, avaient reçu mission de tirer sur le prétendu voleur, au moment où, isolé, il devait se rendre d’un chantier à l’autre, puis, de faire disparaître leur victime.

L’air mystérieux et les agissements insolites de l’un des complices, éveilla l’attention de quelques Canadiens ; par des questions insidieuses et le secours de quelques verres de boisson, l’un d’eux obtint la révélation du secret qu’il garda pour lui seul. Mais, par ses soins, un crime fut évité et à dater de ce jour, Monsieur Richstone voua au grand-père de Gaston Chambrun, son sauveteur, une reconnaissance plus durable que la vie, puisqu’elle s’est perpétuée dans sa descendance.

L’arrivée du trésorier, en compagnie d’ouvriers nouveaux, calma l’effervescence et l’ouverture d’un second campement plus au nord, permit d’éloigner les hommes suspects et dangereux.

Habile dans la conduite des affaires, le contre-maître décida de s’établir à son compte ; c’est alors qu’il pensa à utiliser les pouvoirs hydrauliques d’une des chutes de la rivière du Nord, en vue de continuer l’industrie du bois, à laquelle il s’était livré.

Héritier des sentiments et de la belle fortune de son père, Frank Richstone développa l’entreprise paternelle, après avoir épousé Annette la fille du Docteur canadien de la localité. Ami d’enfance du père de Gaston, Frank Richstone avait plaisir à le recevoir dans la belle résidence qu’il s’était fait bâtir au bord des rapides, à proximité de la scierie.

En un instant, Monsieur Richstone avait fait remiser la voiture et installer à l’écurie la jument devant une bonne provende. En quittant son siège, Gaston était venu prêter l’appui de son bras vigoureux à sa mère, ravie de la robustesse de son gars. Annette Richstone embrassa impétueusement Julie, puis lui présenta sa fille Aurélia, qui timidement la suivait. Madame Chambrun eut pour la jeune demoiselle une aimable caresse et un sourire attendri.

Entrée au logis, Julie réclama son panier de provisions demeuré dans la voiture. Elle en retira un pâté de truites, du vin de cerises, des galettes aux prunes, des fruits, qu’elle déposa sur la table, comme échantillons de ses produits domestiques.

Après quelques compliments de circonstance, chacun se réserva de faire bon accueil au pâté et aux gâteaux non moins qu’aux superbes