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GASTON CHAMBRUN

Les pieux tintements de l’Angélus vinrent le tirer de sa rêverie et lui rappeler l’heure du retour au foyer paternel ; d’un pas nerveux, comme si déjà il marchait à la conquête, il descendit le sentier qui le ramenait au seuil familial, qu’il franchit d’un air rasséréné.

— Enfin, te voici exclama sa mère : tu me fais bien jeûner ta présence !…

Et l’on s’attabla devant un menu aussi copieux que séduisant.

Le premier appétit satisfait, Alphée demanda :

— Eh bien, as-tu fait un bon emploi de ton après-midi ?

— En montant au plateau de la Sapinière pour revoir le « Val de la Pommeraie » je suis entré pour donner le bonjour à la veuve Bellaire.

— Tu as eu là, une heureuse idée et tu as fait une bonne action ! Et la pauvre femme souffre-t-elle toujours de ses mauvais yeux ?

— Elle ne m’en a rien dit ; elle était à son « moulin à coudre » lorsque je suis entré.

Alphée marmotta :

— Oui ! oui ! elle est courageuse ; elle peinera jusqu’au bout ; malheureusement il est à craindre que ce ne soit pas pour longtemps. Au dire de Monsieur le Curé, le médecin estime qu’avant deux ans, elle sera complètement aveugle.

— Aveugle !… s’alarma Gaston, et son mal est sans remède ?

— Il faudrait qu’elle cessât tout travail et de cela elle ne veut entendre parler. Ce serait un grand malheur pour elle et aussi pour sa fille, qui devrait gagner le pain de sa mère et le sien.

— Mais insinua Gaston, elle ne sera pas forcément abandonnée ; ne peut-elle pas trouver un digne garçon, qui l’épouse et qui l’aide ?

Alphée haussa les épaules.

— Quel épouseur voudrait d’une fille sans le sou, qui en surcharge aura encore une mère infirme ?

Gaston réprima un frisson d’anxiété. Ce verdict prononcé par son père, sapait ses projets futurs. Mais faisant bonne contenance il ajouta :

— Marie-Jeanne, si elle est sans fortune, n’est pas sans mérite : elle est digne d’être aimée pour elle-même : combien se contentent à moins ; celui qui la prendrait, aurait en elle une femme laborieuse, jolie et sage.

— Je suis de ton avis, répondit le père ; pour sage et jolie elle n’a peut-être pas sa pareille dans le région ; de plus, elle n’a pas peur de la besogne ; mais que rapporte le travail d’une femme qui a en même temps à tenir son ménage ?… Ses qualités ne suffiront pas à garnir la huche. Un gars pauvre ne s’en tirerait pas, avec la charge des deux femmes ; un riche a le droit de demander une dot à sa fiancée.

— Bah ! on passe là-dessus quand on s’aime bien.

— Ne crois pas cela, mon garçon : ces idées de jeunesse ne tiennent pas devant l’expérience de la vie. C’est très beau d’être amoureux, mais pas à la condition de sacrifier son avenir. Dans le mariage, il ne faut pas calculer sur les besoins de deux ; on ne s’épouse que pour fonder une famille. Aussi toi, quand viendra ton tour, il te faudra une fille qui ait du bien, soit que tu viennes t’établir au pays, soit que tu continues dans le chemin où tu es si bien parti.

Gaston garda le silence ; il ne voulait point entamer une lutte qu’il sentait prématurée ; mais un malaise assombrit son regard.

Le repas touchait à sa fin : le père s’assit dans la berceuse, bourra sa pipe ; le fils alluma une cigarette, ils fumèrent posément, tout en dirigeant la conversation sur un autre terrain. Alphée avait éprouvé une grande satisfaction, au récit de l’affectueux intérêt que Monsieur Blamon semblait témoigner à son enfant ; attentif longtemps à la conversation, il était devenu peu à peu rêveur : sa pipe s’était éteinte sans qu’il songeât à la rallumer.

Dans son esprit, il caressait une idée qui, s’y affirmant avec persistance, suscitait dans son cœur, une douce émotion.

— Julie, prononça-t-il soudain, il ne convient pas que Gaston nous quitte sans être allé déposer une prière sur la tombe des grands-parents ; puis l’oncle Ludger aussi sera content de le revoir. Je vais écrire un mot à nos amis Richstone ; après-demain, nous irons souper et coucher à Lachute et de là, nous monterons à Saint-Philippe d’Argenteuil, saluer les vivants comme les défunts de la famille.


III

LA VISITE AU PAYS DES ANCÊTRES


Dans le courant d’une matinée pleine de soleil, la famille Chambrun s’installa dans une voiture complaisamment prêtée par un voisin. Le père et le fils s’établirent sur le siège d’avant, celui d’arrière étant réservé à Julie et au gros panier de provisions dont elle s’était munie, en vue d’une surprise à causer à leurs amis. Moins rapide que par le train, le voyage serait aussi moins dispendieux et surtout plus poétique : d’ailleurs, les travaux avancés de la saison, permettaient à la famille, ce court et bien légitime repos.

La voiture ne devait les transporter que de Saint-Benoît à Lachute. Là, l’automobile de Monsieur Richstone aurait vite fait de gravir la côte tortueuse mais pittoresque, qui, sépare Lachute de Saint-Philippe.

Sur un joyeux claquement de fouet, la jument partit d’un trot allègre. Jusqu’aux environs de Saint-Hermas, la route côtoie le cours d’un large ruisseau ; sans rampe sensible, elle ne devient montueuse qu’au début de la vallée de « Stonefields ». Comme la bête alors, ralentissait le pas, Gaston sauta à terre.

— Allez toujours, je vais couper au court en prenant le chemin forestier ; attendez-moi à son débouché vers la croix de Lagny, si je n’y suis pas rendu avant vous !…

D’un pas leste, il s’enfonça au creux du sentier. Dans la solitude, l’émotion intime de son âme s’identifia avec la religieuse beauté de cette nature encore sauvage, qu’il traversait ; la vergerolle, l’obélie mariant leurs douces nuances à celles de l’épilobe et de la verveine, ajoutaient l’agrément de leurs senteurs à la symphonie de tendresse et de mélancolie, qui chantait au fond de son cœur. Malgré le trouble où l’avaient jeté la veille, les paroles de son