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GASTON CHAMBRUN

ils pénétrèrent dans la pièce, où près de la fenêtre, malgré ses yeux malades, la veuve s’obstinait à ses travaux de couture. Avec déférence, ils s’inclinèrent devant elle.

— Mère, dit le jeune contre-maître, voulez-vous me la donner et nous bénir tous deux ?

Madame Bellaire passa sa main devant ses yeux brouillés. Tout d’abord la surprise la laissa comme muette. Enfin, elle reconnut le jeune homme et dit :

— C’est toi, Gaston ?

— Oui !… Et je viens vous demander de me nommer votre fils en me confiant votre Marie- Jeanne.

— Mais tes études ne sont pas terminées : tu es encore en apprentissage.

— C’est vrai, pour deux ans au moins ; mais le temps ne nous fait pas peur, nous saurons attendre.

La veuve branla le front :

— Deux ans !… Pauvres enfants, vous êtes bien jeunes, pour engager l’avenir à si lointaine échéance.

— Oh ! protesta Gaston d’un élan, nous sommes sûrs de nous. N’est-ce pas Marie ?

Pour toute réponse, la jeune fille, lui pressant le bras, appuya son front sur son épaule.

Mais craintivement, la mère hochait la tête. — Sûrs de vous ?… vivant loin l’un de l’autre ?… Je veux bien croire, mes enfants, à votre sincérité ; mais qui peut être sûr des événements et de la vie ? Tu ne doutes pas, Gaston, de la joie que j’aurais à te confier mon enfant. J’estime tes dignes parents ; je connais aussi ton bon cœur et je sais que tu es demeuré bon chrétien dans un milieu où tant d’autres perdent la foi. Le congé que tu viens d’obtenir montre que tu donnes satisfaction à tes patrons. Mais tu n’es pas libre : la prudence m’interdit d’accepter de toi, un engagement à si long terme. À ton retour définitif au pays, si tous deux, vous êtes toujours d’accord, tu pourras venir avec tes parents, me demander ma fille ; je te la donnerai sans hésiter. D’ici là, je n’ai pas le droit de maintenir valable l’engagement que tu veux prendre aujourd’hui.

— Moi, je le considère comme tel, affirma Gaston. Toutefois, je me soumets à votre volonté, Mère… Je ne pourrais plus vous nommer autrement, nos fiançailles demeureront secrètes au fond de nos cœurs, mais sans rien perdre de leur réalité ni de leur solidité. Tu as ma parole, Marie-Jeanne ; n’ai-je pas la tienne ?

Les yeux de la jeune fille répondirent pour elle.

— Que le Ciel vous protège, pria la veuve, et puisse l’avenir réaliser votre rêve !… Mais, je le répète, je ne vous tiendrai pour fiancés, qu’à l’heure où vous serez libres de faire bénir votre union devant l’autel. D’ici là Gaston, ne trouble pas le cœur de mon enfant.

Ces paroles séparèrent les jeunes gens ; leur être éprouva un même frisson, analogue à celui du froid tranchant d’un acier…

Marie-Jeanne se laissa choir dans les bras maternels. « Oh ! Maman, maman, soupira-t- elle. Mon cœur librement s’est donné à Gaston comme le tiens, jadis fut à mon père ; je n’appartiendrai jamais à nul autre qu’à lui ! »

Pauline Bellaire, émue inquiète, eut pour sa fille, une caresse apaisante, mais leva sur le jeune homme deux yeux sévères :

— Aurais-je à te reprocher la souffrance de mon enfant ?

— Ah ! protesta Gaston, moi qui la veux si heureuse !

— Et cependant tu viens d’être imprudent et coupable, prononça la Mère. Le cœur d’une vierge est une fleur délicate. Tu n’avais pas le droit de la cueillir. Certes je te crois sincère. N’importe ! Avant de t’ouvrir à elle tu devais ton aveu à tes parents et à moi- même. Ne reviens désormais qu’avec l’agrément des tiens et pas avant ton retour définitif parmi nous ; jusque là, respecte la maison de l’orpheline et de la veuve.

— J’obéirai, dit Gaston douloureusement et l’avenir saura prouver la sincérité de mon affection.

Toute en larmes, Marie-Jeanne regarda le jeune homme s’éloigner. À peine avait-il franchi le seuil, qu’elle se jeta au cou de sa mère et balbutia dans un sanglot :

— Ô Maman, maman pourquoi nous séparer ? Penses-tu que je puisse trouver mieux ?…

La veuve soupira :

— Pleure, mon enfant, ces larmes t’en épargneront peut-être d’autres plus amères.

Une ride se creusait sur le front maternel, jeune encore, mais pâli par le deuil de sa vie. Elle taisait les craintes qui se pressaient dans son esprit ! Si jamais la cécité éteignait ses yeux fragiles, les Chambrun ne détourneraient-ils point leur fils d’une union, qui lui créerait la charge d’une femme pauvre et de sa mère aveugle, qui assoirait une infirme à son jeune foyer ?

Trop ému pour rentrer chez ses parents, sans trahir l’émotion qui l’agitait, au sortir de la maison Bellaire, Gaston s’était enfoncé sous bois et avait gravi les pentes qui le conduisirent au plateau de « La Sapinière ». Là, accoudé aux traverses d’une vieille clôture, il laissa ses regards plonger dans le Val de la Pommeraie et la majesté sereine du paysage, pénétrant insensiblement son âme, assoupit le tumulte de son sang.

Le long versant des « Deux-Montagnes » dévalait vers le fleuve par de larges encorbellements étagés et en une chevauchée de petits dômes verdoyants, dont les teintes nuancées se dégradaient peu à peu, jusqu’à leur fusion harmonieuse avec l’azur du ciel.

Insensiblement, ses yeux éblouis en s’abaissant, se reprirent aux visions plus proches. La splendeur de ce paysage, bien que familier à son enfance, emplissait Gaston d’une enthousiasme jusqu’alors inconnu. Un grand amour s’en dégageait ; le jeune homme se sentait possédé par ce coin de terre, dont le charme empoignait son cœur. Un apaisement et une force naissaient de l’emprise du pays sur son âme. En lui se révélait une foi capable d’affronter le temps et de triompher des obstacles. Il ne modifierait point le plan de vie qu’il s’était tracé ; demeurer fidèle aux siens, à sa race, à sa langue, à la terre qui l’avait vu naître et dont il sentait l’amour croître en son âme. Cet amour serait vivace comme les arbres du terroir, à qui chaque printemps verse une sève victorieuse de l’âpre rigueur des rudes hivers canadiens. Il acceptait l’épreuve, sûr du triomphe final.