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GASTON CHAMBRUN

— En voilà une bonne, s’était émerveillé le père. Ce matin, en parlant de toi, nous étions loin de songer que tu serais ici pour midi. Tu aurais dû nous avertir.

— J’ai voulu vous ménager la joie de la surprise, répondit l’enfant.

Les bras maternels s’étaient trop avidement refermés dans l’étreinte, pour que les yeux de Julie Chambrun aient vu autre chose que l’enfant de sa chair. Non moins ému, le père, cependant, dès l’abord avait été frappé de la mise de son fils, qui lui sembla d’une condition supérieure à celle de son rang.

— Mon père, dit Gaston, les mains dans les mains paternelles, il y a du changement dans ma position, c’est pourquoi vous en voyez dans mon vêtement. Depuis huit jours, je suis nommé contre-maître de 1ère classe à l’usine et mon patron, a bien voulu m’accorder deux semaines de vacances, pour me permettre de vous apporter cette bonne nouvelle.

— Quinze jours seulement, soupira Julie : c’est bien dommage !

— Comment cela ? dit à sa femme Alphée Chambrun, crois-tu que c’est en faisant de la paresse qu’on monte en grade et qu’on se montre digne de la confiance de ses chefs ?

Mais Julie n’écoutait pas ; elle couvait des yeux son fils, sans pouvoir rassasier sa faim de le voir : bien vite sa sollicitude maternelle s’inquiéta :

— Mais tu dois être affamé, mon pauvre gars ?

— Ma foi ! maman, j’en conviens. L’air du pays m’a creusé l’estomac, répondit Gaston, en souriant au souvenir de la frugalité de son menu de route.

Déjà, sur la table familiale, pain, beurre, jambon, lait et café, couvraient un napperon de toile bien blanche. Le jeune homme s’attabla virilement. Assise en face de lui, avec bonheur la mère constatait son appétit dévorant, veillant avec une tendre vigilance à ce que rien ne lui manquât.

— Va donc à la dépense père, dit-elle ; il faut bien que nous trinquions ensemble ; il ne nous revient pas tous les jours !

Alphée reparut bientôt, élevant au jour une grande bouteille grise de poussière ; bien vite un vin rose et pétillant emplit les verres.

— Il est de l’année de ta Première Communion, dit le père, celle où il y eut tant de framboises et de pommes.

— Allons, à ta santé, mon garçon et à tes premiers succès.

Gaston trinqua allègrement ; il but d’un trait, puis tailla dans le jambon une nouvelle tranche ; ses parents souriaient à son bel appétit.

L’après-midi, s’écoula dans l’intimité de la famille. L’on vit se réaliser le mot du fabuliste ! « Qui a beaucoup voyagé a beaucoup à dire aussi. » Dans le feu roulant des pourquoi et des comment, coupés de francs éclats de rire, l’heure du repos arriva vite, à la grande satisfaction du voyageur, qui, de longtemps n’avait goûté les délices d’une nuit calme et réconfortante. Après le repas de midi du lendemain Alphée Chambrun prit son chapeau.

— Maintenant que tu es reposé aimerais-tu venir avec moi, saluer les amis et faire un tour dans le voisinage ?

— Volontiers ! dit Gaston en se levant. Mais avant de sortir : Eh Maman, dit-il en la serrant dans ses bras, vous allez excuser mon absence, et il lui donna un filial baiser comme pour se faire pardonner.

La première visite fut pour le pasteur de la paroisse qui, bien que nouveau venu, avait déjà gagné toutes les sympathies ; la seconde fut destinée à l’abbé Blondin, curé de Saint-Placide, et ami d’enfance du père de Gaston ; la joie du jeune homme fut au comble, quand on lui proposa de faire à rebours, le chemin qu’à l’insu de ses parents, il avait parcouru la veille ; peut-être serait-il plus heureux qu’il n’avait été alors ; de fait, le seuil du presbytère franchi, Alphée et Gaston aperçurent dans le jardin le prêtre en conversation avec une de ses paroissiennes. Celle-ci se retourna au bruit de leurs pas et le jeune homme eut la délicieuse surprise de se trouver face à face avec sa chère Marie-Jeanne…

— Toi ! s’écria-t-elle avec l’explosion d’une joie aussi ingénue que spontanée, je ne m’étais donc pas trompée !… Tu es passé hier matin devant la maison n’est-ce pas ?

Un peu interloqué et gêné par la présence de son père, Gaston repartit :

— Tu n’étais pas bien réveillée, c’est sans doute un autre que tu as pris pour moi !

— Oh ! non reprit-elle, je t’ai bien reconnu, malgré ton bel habit qui te fait si beau.

Elle se tourna vers Alphée :

— Pardon, Monsieur Chambrun, si je ne vous ai pas salué… C’est la faute à votre fils !… Vous m’excuserez : vous devez être si content de le revoir et si fier de sa belle prestance !…

— Va, ma fille, répliqua Alphée, je ne suis pas jaloux de ce que tu aies fêté avant moi, ton ancien camarade d’enfance ; on ne le voit plus tous les jours ce grand garçon. Sais-tu qu’il promet de faire honneur à sa race et à sa famille ?… Il ne t’a pas encore dit qu’il vient d’être nommé contre-maître aux grandes usines « Blamon de Winnipeg ».

— Tous mes respects et mes félicitations Monsieur Gaston fit la jeune fille de sa voix la plus douce, dans une gracieuse révérence.

— Ta mère aura une de ses premières visites, ajouta Monsieur Chambrun.

— Cela lui fera un bien grand plaisir, répliqua Marie-Jeanne, tandis qu’une subite mélancolie se répandait sur son visage.

— Pauvre maman ! elle s’attriste… ses yeux pâlissent pour avoir trop travaillé et je ne puis la décider à quitter son « moulin à coudre ». Justement, j’étais venue trouver Monsieur le Curé pour qu’il la raisonne. L’affaiblissement de sa vue cause mon tourment.

— Oui, déclara le prêtre, j’irai voir votre mère, mon enfant. Elle est jeune encore et à son âge, il doit être possible de la guérir. Quoiqu’il advienne cependant, souvenez-vous ma fille, que son labeur vous a élevée et que, le cas échéant, c’est au vôtre à suppléer le sien.

— Oh ! Monsieur le Curé, ce n’est pas la peine qui m’effraye, loin de là !… mais il serait si triste pour ma chère maman, si ses pauvres yeux venaient à se fermer pour jamais à la lumière du jour !

— J’espère que cette cruelle épreuve lui sera épargnée, reprit le prêtre ; toutefois, si cette croix lui était réservée, votre tendresse aidée de sa foi, serait alors son unique soutien. Priez bien pour elle ; j’unirai mes supplications aux