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s’échappa. Kou-seou et Siang se réjouirent, pensant que Choen était mort. Siang dit :

— C’est moi qui ai eu l’idée de ce stratagème.

Siang fit un partage avec son père et sa mère et dit alors :

— Les femmes de Choen, filles de Yao, ainsi que son luth, c’est moi, Siang, qui les prendrai. Les bœufs, les moutons, le magasin et le grenier je les donne à mon père et à ma mère.

Siang alors s’établit dans la demeure de Choen et joua de son luth. Choen vint le voir. Siang déconcerté et mécontent lui dit :

— Je pensais à Choen et je me trouve plein de joie[1].

Choen

  1. Ce passage se trouve avec des variantes dans Mencius (V. a. 2, Legge, p. 222-223 ; [trad. Couvreur]) : « Ses parents envoyèrent Choen réparer le grenier ; ils enlevèrent l’échelle et Kou-seou incendia le grenier. Ils l’envoyèrent creuser un puits ; il sortit par côté et ils comblèrent le puits. Siang dit : — Le stratagème de couvrir (de terre) le prince créateur de villes (cf. note 274), c’est moi qui en ai tout le mérite. Que les bœufs et les moutons soient à mon père et à ma mère ; que le magasin et le grenier soient à mon père et à ma mère. Que le bouclier et la lance soient miens ; que le luth soit mien ; que l’arc soit mien ; que ses deux femmes prennent soin de mon lit. Siang se rendit dans la demeure de Choen ; Choen était sur sa couche et jouait du luth. Siang dit : — Je me réjouissais en pensant à vous. Il fut couvert de confusion. — L’expression yu t’ao que nous traduisons par « se réjouir » ou « plein de joie » demande une explication. Dans le texte de Mencius, M. Legge lui donne le sens d’ « éprouver de l’anxiété » ; on la retrouve dans une phrase du chapitre du Chou king intitulé : Le Chant des cinq fils yu t’ao … ; le contexte impose là la traduction : « Ils sont pleins de tristesse nos cœurs. » Il semblerait donc que le sens de l’expression yu t’ao fût celui de tristesse ou d’anxiété et non celui de joie. Mais Yen Jo-kiu a fort bien démontré (cité par Wang Ming-cheng, H. T. K. K., chap. CCCCXXXIV b, p. 8 r°) que ce sens ne saurait convenir aux deux caractères employés : le caractère t’ao a deux sens ; le premier est celui de façonner un objet en terre ; le second, qui est indiqué par tous les dictionnaires et en particulier par le Koang yun (fin du Xe siècle ap. J.-C.) est celui de joie. Quant au caractère yu, il peut avoir le sens de tristesse mais il a aussi, d’après le Koang yun, celui de disposition ou sentiment de l’âme. L’expression yu t’ao est donc donnée par le Eul ya comme signifiant se livrer à la joie. Dès lors, dans le texte de Mencius, Siang, se trouvant inopinément en présence de Choen qu’il croyait mort, explique sa venue en disant qu’il voulait avoir le plaisir de lui rendre visite ; c’est un mensonge par lequel il se tire d’embarras ; dans le texte de Se-ma Ts’ien, il paie d’audace et dit qu’il est heureux de revoir son frère ; en réalité il est pénétré de dépit. Les anciens critiques n’ont pas compris ce texte et ils ont admis que l’expression yu t’ao signifiait être triste ou anxieux, ce qui mène à une interprétation absurde, car Siang doit nécessairement feindre d’ignorer le danger auquel vient d’échapper Choen. Ainsi, soit par le sens des mots, soit par la suite des idées, nous devons, dans le texte de Mencius, traduire yu t’ao par « être joyeux ». Mais ce sens répugne absolument à la phrase du Chant des cinq fils ; voici comment on écarte cette dernière objection : le Chant des cinq fils fait partie du pseudo-texte antique du Chou king et doit donc être considéré comme inauthentique ; les érudits qui le composèrent, ayant fait un contresens sur le texte de Mencius, empruntèrent à ce texte les caractères mêmes qu’ils comprenaient de travers pour donner à leur œuvre un faux air d’antiquité.