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nécessaire de s’arracher aux voluptés du monde, pour ne s’occuper que de son sort dans l’éternité, sur-tout dans un siècle comme le sien, où, malgré les vertus et les talens du monarque qui gouverne l’empire avec sagesse et fermeté, toutes les choses du monde semblent reculer et aller en décadence ; où le vice triomphe et la vertu est laissée dans l’oubli, la vérité est rebutée et le mensonge mis en honneur, les méchans jouissent du bonheur, et les hommes de bien sont malheureux et opprimés. Barzouyèh s’étonne de voir que les hommes, doués de raison et supérieurs à tout le reste des êtres créés, oubliant leur dignité, ne s’occupent que de choses frivoles, et négligent leurs véritables intérêts. Quelques satisfactions sensuelles et qui ne doivent durer qu’un instant, voilà pourtant, se dit-il, ce qui occupe toutes leurs facultés, et les détourne de soins bien plus importans. Barzouyèh cherche alors à quoi le genre humain mérite d’être comparé. On ne peut mieux l’assimiler, suivant lui, qu’à un homme qui, fuyant un éléphant furieux, est descendu dans un puits ; il s’est accroché à deux rameaux qui en couvrent l’orifice, et ses pieds se sont posés sur quelque chose qui forme une saillie dans l’intérieur du même puits : ce sont quatre serpens qui sortent leurs têtes hors de leurs repaires ; il aperçoit au fond du puits un dragon, qui, la gueule ouverte, n’attend que l’instant de sa chute pour le dévorer. Ses regards se portent vers les deux rameaux auxquels il est suspendu, et il voit à leur naissance deux rats, l’un noir, l’autre blanc, qui ne cessent de les ronger. Un autre objet cependant se présente à sa vue ; c’est une ruche remplie de mouches à miel. Il se met à manger de leur miel, et le plaisir qu’il y trouve lui fait oublier les serpens sur lesquels reposent ses pieds, les rats qui rongent les rameaux auxquels il est suspendu, et le danger dont il est menacé à chaque instant, de devenir la proie du dragon qui guette le moment de sa chute pour le dévorer. Son étourderie et son illusion ne cessent qu’avec son existence. Ce puits, c’est le monde, rempli de dangers et de misères. Les quatre serpens, ce sont les quatre humeurs dont le mélange forme notre corps, mais qui, lorsque leur équilibre est rompu, deviennent autant de poisons mortels : ces