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lui-même les uns comme les autres. Quelle idée que celle de distinguer les ordres pour l’utilité des deux premiers et le malheur du troisième, et de les confondre, dès que cela est encore utile aux deux premiers et nuisible à la nation ! Quel usage à maintenir, que celui en vertu duquel les ecclésiastiques et les nobles pourraient s’emparer de la chambre du tiers ! De bonne foi, se croiraient-ils représentés si le tiers pouvait envahir la députation de leurs ordres ? Il est permis, pour montrer le vice d’un principe, d’en pousser les conséquences jusqu’où elles peuvent aller. Je me sers de ce moyen et je dis : si les gens des trois états se permettent de donner indifféremment leur procuration à qui il leur plaît, il est possible qu’il n’y ait que des membres d’un seul ordre à l’assemblée.

Admettrait-on, par exemple, que le clergé seul pût représenter toute la nation ? Je vais plus loin. Après avoir chargé un ordre de la confiance des trois états, réunissons sur un seul individu la procuration de tous les citoyens : soutiendra-t-on qu’un seul individu pourrait remplacer les états généraux ? Quand un principe mène à des conséquences absurdes, c’est qu’il est mauvais. On ajoute que c’est nuire à la liberté des commettants, que de les borner dans leur choix ; j’ai deux réponses à faire à cette prétendue difficulté. La première, qu’elle est de mauvaise foi, et je le prouve. On connaît la domination des seigneurs sur les paysans et autres habitants des campagnes ; on connaît les manœuvres accoutumées ou possibles de leurs nombreux agents, y compris les officiers de leurs justices.

Donc, tout seigneur qui voudra influencer la première élection est, en général, assuré de se faire députer au bailliage, où il ne s’agira plus que de choisir parmi les seigneurs eux-mêmes ou parmi ceux qui ont mérité leur plus intime confiance. Est-ce pour la liberté du peuple que vous vous ménagez le pouvoir de lui ravir sa confiance ? Il est affreux d’entendre profaner le nom sacré de la liberté pour cacher les desseins qui y sont les plus contraires. Sans doute, il faut laisser aux commettants toute leur liberté, et c’est pour cela même qu’il est nécessaire d’exclure de leur députation tous les privilégiés trop accoutumés à dominer impérieusement le peuple. Ma seconde réponse est directe. Il ne peut y avoir, dans aucun genre, une liberté ou un droit sans limites. Dans tous les pays, la loi a fixé des caractères certains, sans lesquels on ne peut être ni