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dès qu’ils présenteraient un objet d’utilité publique, n’auraient rien de difficile. Que puis-je faire de mieux que d’aider de toutes mes forces à répandre cette vérité qui prépare les voies ? On commence par la mal recevoir, peu à peu les esprits s’y accoutument, l’opinion publique se forme, et, enfin, l’on aperçoit à l’exécution des principes qu’on avait d’abord traités de folles chimères.

Dans presque tous les ordres de préjugés, si des écrivains n’avaient consenti à passer pour fous, le monde en serait aujourd’hui moins sage. Je rencontre partout de ces gens modérés qui voudraient que les pas vers la vérité ne se fissent qu’un à un. Je doute qu’ils s’entendent lorsqu’ils parlent ainsi. Ils confondent la marche de l’administrateur avec celle du philosophe. Le premier s’avance comme il peut ; pourvu qu’il ne sorte pas du bon chemin, on n’a que des éloges à lui donner. Mais ce chemin doit avoir été percé jusqu’au bout par le philosophe. Il doit être arrivé au terme, sans quoi, il ne pourrait point garantir que c’est véritablement le chemin qui y mène. S’il prétend m’arrêter quand il lui plaît, et comme il lui plaît, sous prétexte de prudence, comment saurai-je qu’il me conduit bien ? Faudra-t-il l’en croire sur parole ? Ce n’est pas dans l’ordre de la raison qu’on se permet une confiance aveugle. Il semble, en vérité, qu’on veut et qu’on espère, en ne disant qu’un mot après l’autre, surprendre son ennemi, et le faire donner dans un piège. Je ne veux point discuter, si, même entre particuliers, une conduite franche n’est pas aussi la plus habile ; mais, à coup sûr, l’art des réticences et toutes ces finesses de conduite, que l’on croit le fruit de l’expérience des hommes, sont une vraie folie dans des affaires nationales traitées publiquement par tant d’intérêts réels et éclairés. Ici, le vrai moyen d’avancer ses affaires n’est pas de cacher à son ennemi ce qu’il sait aussi bien que nous, mais de pénétrer la pluralité des citoyens de la justice de leur cause. On croit un peu trop que la vérité peut se diviser en parties, et entrer ainsi, en détail, plus facilement dans l’esprit.

Non, le plus souvent, il faut de bonnes secousses ; la vérité n’a pas trop de toute sa lumière pour produire de ces impressions fortes, d’où naît un intérêt passionné pour ce qu’on a reconnu vrai, beau et utile. Il faut avoir une pauvre idée de la marche de la raison, pour imaginer qu’un peuple entier doit rester aveugle sur ses vrais intérêts, et que les vérités les plus utiles, concentrées dans quelques têtes