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Lygie, je suis prêt à croire que j’avais dit vrai ! J’ai donc persuadé Barbe-d’Airain qu’un esthète de sa trempe ne pouvait tenir cette fille pour une beauté ; Néron n’ose voir que par mes yeux ; il ne s’apercevra donc pas qu’elle est belle et, par suite, il ne la convoitera pas. Il fallait bien se garder de ce singe et le tenir en laisse. Ce ne sera plus lui qui appréciera la beauté de Lygie, mais Poppée, et, sans nul doute, elle cherchera à la faire au plus tôt évincer du palais. Négligemment, je continuai à dire à Barbe-d’Airain : « Prends Lygie et remets-la à Vinicius : tu en as le droit, car c’est un otage et, du même coup, tu joueras un bon tour à Aulus. » Il y consentit, d’autant plus volontiers que je lui fournissais ainsi le moyen de faire de la peine à de braves gens. Tu seras le tuteur officiel de l’otage, on remettra entre tes mains ce trésor lygien, et toi, allié des braves Lygiens et fidèle serviteur de César, non seulement tu ne dissiperas rien de ce trésor, mais tu feras en sorte qu’il multiplie. Par convenance, César la retiendra pendant quelques jours au palais, puis il l’enverra dans ton insula. Heureux homme !

— Rien, vraiment, ne la menace dans la maison de César ?

— Si elle devait y rester à demeure, Poppée ne manquerait pas de parler d’elle à Locuste ; mais, pour quelques jours, rien n’est à craindre. Il y a dix mille personnes dans le palais de César. Peut-être que Néron ne la verra même pas. Tout à l’heure, il m’a fait mander par un centurion qu’on avait amené la jeune fille au palais et qu’on l’avait remise entre les mains d’Acté, une bonne âme ; aussi, c’est à elle que je l’ai fait confier. Pomponia Græcina doit être du même avis, puisqu’elle lui a écrit. Demain, il y a un festin chez Néron. Je t’ai fait réserver une place auprès de Lygie.

— Caïus, pardonne-moi mon emportement, — dit Vinicius. — Je croyais que tu l’avais enlevée pour toi ou pour César.

— Je puis te pardonner ton emportement ; mais ces gestes vulgaires, ces cris grossiers et cette voix de joueur de mora, voilà ce qu’il m’est plus difficile d’oublier. Je n’aime pas cela, Marcus, et sois plus prudent à l’avenir. C’est Tigellin qui est le pourvoyeur de César. Souviens-toi aussi que, si je voulais prendre pour moi cette fille, je te dirais franchement, en te regardant bien en face : Vinicius, je t’enlève Lygie, et je la garderai tant que je n’en serai pas fatigué.

Ce disant, il dardait ses prunelles couleur noisette dans les yeux de Vinicius, avec une expression de froide assurance qui acheva de troubler le jeune homme.

— La faute est à moi, — dit celui-ci. — Tu es bon et généreux, et je te rends grâce. Permets-moi seulement de te poser encore