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Il lui déconseilla, en outre, d’aller voir Tigellin, ou Vatinius, ou Vitellius. Avec de l’argent, peut-être qu’on en pourrait tirer quelque chose, mais sans doute voudraient-ils faire du tort à Pétrone, dont ils s’efforçaient de saper l’influence ; plus probablement, ils iraient rapporter à César combien Lygie était chère aux Plautius, raison de plus pour que César ne la rendît pas. Et le vieux philosophe se mit à parler avec une ironie amère qu’il se plut à tourner contre lui-même :

— Tu es resté muet, Plautius, muet pendant tant d’années, et César n’aime pas ceux qui se taisent. Comment as-tu osé ne pas glorifier sa beauté, sa vertu, son chant, sa déclamation, son habileté à conduire un char et ses vers ! Comment as-tu osé ne pas te réjouir de la mort de Britannicus, ne pas te répandre en un élogieux discours pour célébrer son matricide, ne pas lui apporter tes félicitations pour avoir fait étouffer Octavie ! Que n’es-tu, Aulus, aussi prévoyant que nous tous qui avons le bonheur de vivre à la cour !

Il prit, tout en parlant, une coupe qu’il avait à sa ceinture, l’emplit au jet d’eau de l’impluvium et, après y avoir rafraîchi ses lèvres brûlantes, il reprit :

— Ah ! c’est que Néron a le cœur reconnaissant ! Il t’aime, pour ce que tu as bien servi Rome et porté la gloire de son nom jusqu’aux confins du monde. Moi, il m’aime aussi, parce que je fus son maître en sa jeunesse. C’est pourquoi, vois-tu, je suis certain que cette eau n’est pas empoisonnée, et je la bois en toute sûreté. Chez moi, je serais moins sûr du vin ; mais, si tu as soif, bois hardiment de cette eau. Elle vient, par des aqueducs, des montagnes albaines, et, pour l’empoisonner, il faudrait empoisonner toutes les fontaines de Rome. Tu le vois, on peut encore vivre sans peur dans ce monde et jouir d’une paisible vieillesse. Certes, je suis malade, mais ce qui souffre en moi, c’est l’âme plus que le corps.

Il disait vrai. Ce qui faisait défaut à Sénèque, c’était la force d’âme que possédaient, par exemple, Cornutus ou Thraséas ; par là, sa vie n’était qu’une suite de concessions et de complaisances pour le crime. Lui-même le sentait : il comprenait que là n’était pas la voie d’un disciple de Zénon de Citium, et il en souffrait plus que de la crainte même de la mort.

Le chef interrompit ses réflexions amères :

— Noble Annæus, — dit-il, — je sais comment te récompensa César pour les soins dont tu entouras ses jeunes années. Mais celui qui nous a fait ravir notre enfant, c’est Pétrone. Indique-moi les moyens dont il faut user avec lui, les influences auxquelles il peut obéir, enfin, sers-toi auprès de lui de toute l’éloquence que ta vieille amitié pour moi pourra t’inspirer.