Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/14

Cette page n’a pas encore été corrigée

la comblerais de richesses, ainsi que j’ai fait pour mon adorée Chrysothémis dont, entre nous, je suis au moins aussi fatigué qu’elle peut l’être de moi.

Marcus secoua la tête.

— Non ?… — interrogea Pétrone. — À envisager le pire, la chose irait jusqu’à César, et tu peux être certain que, mon influence aidant, notre Barbe-d’Airain serait pour nous.

— Tu ne connais pas Lygie ! — répondit Vinicius.

— Alors, laisse-moi te demander si tu la connais, — autrement que de vue. Lui as-tu parlé ? Lui as-tu révélé ton amour ?

— Je l’ai vue d’abord près de la fontaine ; ensuite, je l’ai rencontrée deux fois. N’oublie pas que, durant mon séjour dans la maison des Aulus, je logeais dans l’annexe latérale réservée aux hôtes, et qu’ayant le bras démis, je ne pouvais paraître à la table commune. C’est seulement la veille du jour auquel était fixé mon départ que je me trouvai, au souper, pour la première fois auprès de Lygie, mais je ne pus lui adresser une seule parole. Je dus écouter Aulus : le récit de ses victoires en Bretagne, puis ses récriminations sur la décadence du petit fermage en Italie, en dépit des efforts que Licinius Stolo fit jadis pour l’arrêter. En somme, je ne sais si Aulus est capable de parler d’autre chose ; en tout cas ne va pas croire que nous puissions esquiver ces deux thèmes de conversation, autrement que pour l’entendre blâmer les mœurs efféminées de notre époque. Ils ont chez eux de nombreux faisans dans des volières, mais ils se garderaient bien de les manger, en vertu de ce principe que chaque faisan mangé avance le terme de la puissance romaine. Une autre fois, j’ai rencontré Lygie près de la citerne, dans le jardin ; elle tenait à la main un roseau fraîchement cueilli, dont elle trempait dans l’eau le panache pour en arroser les iris qui poussaient à l’entour. Vois mes genoux. Par le boucher d’Héraclès ! je t’affirme qu’ils ne tremblaient pas quand des nuées de Parthes se ruaient en hurlant sur nos manipules ; mais, auprès de cette citerne, ils tremblèrent. J’étais troublé comme un enfant au cou de qui pend encore la bulle[1] ; mes yeux seuls l’imploraient, et longtemps je fus incapable de prononcer un mot.

Pétrone le contempla avec une sorte d’envie.

— Homme heureux, — lui dit-il, — quand même le monde et la vie seraient souverainement détestables, de toute éternité il y restera un bien : la jeunesse !

Un instant après, il demanda :

— Et tu ne lui as pas adressé la parole ?

  1. Amulette d’or, en forme de boule ou de cœur, que portaient au cou les enfants romains (N. d. T.)