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ROMÉO ET JULIETTE.

silence qu’il garde sur l’aventure de Roméo et de Juliette ! est la meilleure preuve qu’elle n’a jamais existé. Comment ! une histoire si poétique, si frappante à tous les points de vue, s’est passée de son vivant, sous ses yeux même, dans cette Vérone où il vécut exilé, et il n’en a rien dit ? Comment ! le chantre de Paolo et de Francesca, de Pia di Tolomei, de Placarda, d’Ugolin, se serait refusé cette bonne fortune poétique ? Comment ! l’homme qui connaissait par le menu l’histoire de toutes les familles italiennes, leurs crimes, secrets, leurs passions, aurait ignoré cet éclat au grand jour donné par les deux héritiers des deux plus puissantes maisons d’une principauté aussi considérable que l’était alors Vérone ? Voilà qui crie avec la dernière évidence que l’histoire de Roméo et de Juliette est une pure fable.

En 1535, un gentilhomme vénitien, qui avait beaucoup vu le monde, adressa à l’une de ses parentes, Madonna Lucina Savorgnana, un petit récit intitulé : la Giulietta, histoire nouvellement retrouvée de deux nobles amants, avec leurs lamentables morts, telle qu’elle advint dans la cité de Vérone au temps du seigneur Bartoloméo Scala. Ce récit, fait à Luigi da Porto, par un certain archer véronais, de l’invention de l’écrivain selon toute probabilité, doit être tenu comme la véritable origine de cette histoire devenue si fameuse. Les curieux trouveront cette nouvelle dans l’édition que M. Bartolomeo Bressan a donnée à Florence des Lettres historiques où Luigi da Porto a raconté les faits de guerre et de politique dont il fut témoin de 1509 à 1528. La nouvelle est courte, rapide à la façon italienne, agréable, un peu sèche. Le ton en est aisé, simple, et sans flamme aucune, ce qui a lieu de surprendre dans le récit d’une aventure qui appelle naturellement la chaleur. Cette histoire méritait d’être refaite ; elle fut refaite, en effet, et cette fois d’une manière admirable, par ce dominicain de si libre et si mâle humeur, Matteo Bandello, qui fut