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PROTÉE. — Vous me décidez, Monseigneur. Elle ne continuera pas longtemps à l'aimer, s'il suffit pour cela de dire tout ce qu'il est possible de dire à son désavantage. Mais à supposer que cette manœuvre réussisse à la guérir de son amour pour Valentin, il ne s'ensuit pas qu'elle aimera messire Thurio.

THURIO. — Aussi, quand vous découdrez de son cœur l'amour de Valentin, de peur qu'il ne s'effile et ne soit plus bon à rien, ayez bien soin de le recoudre sur le fonds d'étoffe de ma personne, ce que vous pouvez faire en me vantant autant que vous déprécierez messire Valentin.

LE DUC. — Protée, nous nous confions à vous dans cette affaire, parce que nous savons, sur le rapport de Valentin même, que vous êtes déjà un ferme desservant d'amour et que vous ne pouvez sitôt apostasier et changer d'inclination. Sur cette garantie, vous aurez accès auprès de Silvia pour conférer avec elle tout à votre aise. Elle est morose, languissante, mélancolique, et sera charmée de vous voir par amour pour votre ami ; vous en profiterez pour l'amener doucement par vos discours à haïr le jeune Valentin et à aimer mon ami.

PROTÉE. — Tout ce que je pourrai faire, je le ferai; mais vous, messire Thurio, vous n'êtes pas assez adroit; vous devriez disposer des gluaux pour prendre ses désirs; par exemple, de beaux sonnets plaintifs, dont les vers habilement composés seraient surchargés d'assurances de dévouement.

LE DUC. — Oui, grande est la force de la divine poésie.

PROTÉE. — Dites-lui que sur l'autel de sa beauté vous sacrifiez vos larmes, vos soupirs, votre cœur. Écrivez jusqu'à ce que votre encrier soit à sec, et alors faites de l'encre avec vos larmes, et composez quelques vers touchants propres à lui donner la preuve de la sincérité des sentiments que vous lui exprimerez; car c'est avec les nerfs du poète même qu'était tendue cette lyre d'Orphée dont l'incomparable musique pouvait attendrir les pierres et le fer, dompter les tigres et faire abandonner les profondeurs