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HENRY VI.

porté par l’ouragan, — le câble rompu, l’ancre perdue, — et la moitié de nos matelots engloutis dans les flots ! — Le pilote vit encore. Convient-il qu’il — quitte le gouvernail, que, pareil à un marmouset peureux, — il ajoute au flot de la mer le flot de ses larmes, — et prête force à ce qui n’est que trop fort, — tandis que sa douleur gémissante laisse briser sur le rocher le navire — qu’auraient pu sauver l’activité et le courage ? — Ah ! quelle honte ! ah ! quelle faute ce serait ! — Warwick, dites-vous, était notre ancre ; qu’importe ! — Montague, notre grand mât ; qu’importe ! — Nos amis égorgés étaient nos cordages, qu’importe ! — Quoi ! Oxford que voici n’est-il pas une autre ancre, — et Somerset un autre bon mât ? — Les amis de France ne sont-ils pas pour nous des voiles et des cordages ? — Et, si malhabiles que nous soyons, Ned et moi, ne pourrions-nous pas — une fois faire l’office d’un habile pilote ? — Nous ne voulons pas quitter le gouvernail pour nous asseoir et pleurer ; — mais, quand la tempête dirait non, nous voulons esquiver — les écueils et les rocs qui nous menacent du naufrage. — Autant vaut rudoyer les vagues que les flatter. — Et qu’est-ce qu’Édouard, sinon une mer implacable ? — Qu’est-ce que Clarence, sinon un sable mouvant de fourberie ? — Et Richard, sinon un roc âpre et fatal ? — Voilà les ennemis de notre pauvre barque. — Vous pouvez nager, dites-vous ? hélas ! ce ne sera que pour un moment ! — Marcher sur le sable ? Ah ! vous vous enfoncerez vite ! — Escalader le roc ? La marée vous en balaiera, — ou bien vous y périrez de faim, ce qui est trois fois mourir. — Je vous dis cela, milords, pour vous faire comprendre — qu’il n’a pas plus de merci à espérer de ces frères, — au cas où quelqu’un de vous voudrait nous abandonner, — que des vagues implacables, des sables et des rochers. — Courage donc ! ce qu’on ne peut éviter, — il y aurait faiblesse puérile à le déplorer ou à le redouter.