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d’Essex : Shakespeare tendit de noir son théâtre. Nombre de critiques ont signalé le changement remarquable qui s’opéra à certaine époque dans l’esprit du poëte : « Il semble, a dit M. Hallam, qu’il y eut dans la vie de Shakespeare une période où son âme était mal à l’aise et mécontente du monde. » Eh bien, c’est de cette catastrophe historique que date la phase si justement observée par le commentateur. Au moment même où périt Essex, un immense crêpe couvre la scène shakespearienne. Elle perd à jamais cette gaieté si vive, si pétulante, si étourdie, si franchement grotesque qui inspire les premières comédies du maître, cette verve folle qui anime Mercutio, cette bouffonnerie énorme qui fait mouvoir Falstaff. Les passions funèbres l’envahissent : la mélancolie y pénètre avec le second Hamlet, la misanthropie avec Timon, l’hypocondrie avec Lear. Ah ! croyez-le bien, pour que de telles tristesses aient tout à coup assombri ce théâtre si riant naguère, il faut que le poëte ait été cruellement désenchanté. L’exécution d’Essex, l’emprisonnement indéfini de son cher Southampton, ont, en effet, dissipé la douce vision qui faisait sa joie depuis tant d’années. Il croyait à l’avénement de la tolérance, et il n’y croit plus. Il croyait à l’aurore d’un meilleur jour, et il n’y croit plus. Un coup de hache a brisé sa foi.

Les vers de Shakespeare en l’honneur d’Essex ne furent pas imprimés sous le règne d’Élisabeth. La presse alors étant moins libre encore que le théâtre, aucun éditeur n’eût osé imprimer, après la chute du favori, ce qu’avant sa chute l’acteur avait pu dire impunément. La chambre étoilée eût rudement châtié le libraire assez imprudent pour publier l’éloge d’un homme convaincu de haute trahison. Après la mort violente d’Essex, Shakespeare devait prendre l’un de ces deux partis : ou publier son