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LA FAMILLE.

servirais à faire craquer la voûte du ciel… Elle est partie pour toujours. Je sais quand on est mort et quand on est vivant… Elle est morte comme la terre… Non, non, plus de vie. Pourquoi un chien, un cheval, un rat ont-ils la vie, quand tu n’as plus même le souffle ! Tu ne reviendras plus. Jamais ! jamais ! jamais ! jamais ! jamais !… Je vous en prie, défaites-moi ce bouton. Merci, monsieur… Voyez-vous ceci ? Regardez-la, regardez ! ses lèvres ! règardez-la ! regardez-la !

Et le père meurt en étreignant le cadavre de sa fille.

Chose étrange, que cette conclusion fatale, nécessaire, sublime, par laquelle le poëte a achevé son œuvre, ait soulevé contre lui tant de récriminations ! Mistress Lenox a accusé Shakespeare d’avoir altéré à tort la vérité historique. Jonhson l’a blâmé formellement d’avoir « fait périr la vertu dans une juste cause, contrairement aux idées naturelles de justice, à l’espérance du lecteur, et, ce qui est encore plus singulier, à la foi des chroniques. » Garrick, Garrick lui-même, a consacré ces reproches en substituant, sur son théâtre, au dénoûment tragique un dénoûment de comédie, improvisé par un certain Nahum Tate, lequel accordait au roi Lear et à Cordélia la victoire définitive[1]. Et le public égaré applaudissait encore, il y a peu d’années, à cette mutilation sacrilége. Heureusement, à l’honneur de l’esprit humain, des voix éloquentes se sont fait entendre pour venger le chef-d’œuvre outragé. Les protestations répétées d’Addison, de Coleridge, de Shelley et de Charles Lamb ont fini par éclairer la critique qui, toute honteuse, a demandé et obtenu que le drame fût enfin réintégré sur la scène dans sa splendeur première ; et aujourd’hui, grâce à cette résipiscence tardive, la pensée du poëte, mieux expliquée et mieux comprise, a repris son juste empire sur les émotions de la foule.

  1. Voir ce dénoûment aux notes.