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LA FAMILLE.

qui, du haut de l’expérience, jette l’anathème à la vie : « Ô Dieu ! Ô Dieu ! combien pesantes, usées, plates et stériles me semblent toutes les jouissances de ce monde ! Fi de la vie ! ah ! fi ! c’est un jardin de mauvaises herbes qui montent en graine : une végétation grossière et fétide est tout ce qui l’occupe. » Et plus loin : « J’ai depuis peu perdu toute ma gaîté : vraiment tout pèse si lourdement à mon humeur que la terre, cette belle création, me semble un promontoire stérile ; le ciel, ce dais splendide, regardez ! ce magnifique plafond, ce toit mystérieux constellé de flammes d’or, eh bien, il ne m’apparaît plus que comme un noir amas de vapeurs pestilentielles ![1] » Est-ce Hamlet qui parle ? est-ce William ? Ne croirait-on pas entendre la plainte même de l’auteur dans l’ennui de ce fils qui « depuis peu a perdu toute sa gaîté ? » C’est depuis peu en effet que John Shakespeare est mort. Avant l’année 1601, le poète ne pouvait que deviner la douleur filiale du prince de Danemark. Maintenant il l’éprouve et il la souffre. L’auteur porte désormais le même deuil que son personnage. Et voilà sans doute pourquoi l’affliction d’Hamlet est devenue si poignante et si vraie. La mélancolie du héros a acquis toute l’amertume des larmes versées par le poëte. Le culte si religieux et si tendre qu’Hamlet a pour le spectre d’Elseneur, Shakespeare l’a voué, lui aussi, à l’ombre de son père !

Aucun commentateur n’a remarqué jusqu’ici cette double coïncidence entre la mort d’Hamlet Shakespeare et la révision du Roi Jean, entre la mort de John Shakespeare et la transfiguration d’Hamlet. Pour ma part, j’ai cru découvrir dans la biographie du poëte le lugubre commentaire de son œuvre. Il semble qu’en vertu d’un arrêt mystérieux l’auteur soit condamné à subir successivement

  1. Le Second Hamlet, tome I, p. 183 et 224.