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INTRODUCTION.

mon fils… Prêtre, je t’ai ouï dire que nous reverrons dans le ciel les êtres aimés. Si cela est vrai, je reverrai mon fils ; car, depuis Caïn, le premier enfant mâle, jusqu’à celui qui ne respire que d’hier, il n’est jamais né d’aussi gracieuse créature ; mais maintenant le ver va me le ronger en bouton, et il aura la mine creusée d’un spectre et la livide maigreur de la fièvre : mort ainsi, il ressuscitera ainsi, et quand je le rencontrerai dans la cour des cieux, je ne le reconnaîtrai plus. Ainsi, jamais, jamais je ne dois revoir mon joli enfant… Ne me parle pas, toi qui n’as jamais eu de fils !… La douleur occupe la place de mon fils absent, elle couche dans son lit, elle va et vient avec moi, elle prend ses jolis regards, me répète ses mots, me rappelle toutes ses grâces et habille de sa forme ses vêtements vides… Ô Seigneur ! mon fils ! mon bel enfant ! ma vie ! ma joie ! ma nourriture ! tout mon monde ![1] »

À peine l’auteur du Roi Jean avait-il jeté ce cri de détresse paternelle qu’une seconde catastrophe l’atteignait. — Le 6 septembre 1601, il dut suivre son père, John Shakespeare, au même champ funèbre où cinq ans auparavant il avait porté son enfant. Cette fois encore, l’œuvre du poëte subit, pour ainsi dire, le contre-coup du malheur qui venait de l’accabler. Quiconque a comparé l’ébauche première d’Hamlet à l’œuvre définitive, a dû être frappé de la transformation qu’a subie, grâce à de nombreuses retouches, le principal personnage. La figure du prince de Danemark a contracté je ne sais quoi de plus solennel et de plus sombre. Ce n’est plus un chagrin théâtral, c’est une souffrance réelle et profonde qui plisse ce front soucieux. La douleur naguère un peu superficielle d’Hamlet a pris l’accent convaincu d’une tristesse superbe

  1. Le Roi Jean, scène v, tome III, p. 223 et suiv.