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LES AMIS

pouvoir terrestre qui ressemble le plus à Dieu est celui qui tempère la justice par la clémence. Ainsi, juif, bien que la justice soit ton argument, considère ceci : qu’avec une stricte justice, nul de nous ne verrait le salut. C’est la clémence qu’invoque la prière, et c’est la prière même qui nous enseigne à tous à faire acte de clémence. Tout ce que je viens de dire est pour mitiger la justice de ta cause… Sois donc clément. Prends trois fois ton argent et dis-moi de déchirer ce billet. »

On comprend que Shylock résiste avec toute l’énergie de sa croyance religieuse à ce droit inouï, plaidé brusquement par l’avocat de l’avenir. Le sectateur de Moïse ne peut que protester contre cette jurisprudence étrange qui oblige à pardonner les ennemis. Le texte dont il relève, ce n’est pas celui qui dit : « Ne résiste point au mal, et si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre ; » c’est celui qui dit : « Œil pour œil, dent pour dent. » Voilà pourquoi le juif rejette tout accommodement, toute transaction : « Sur mon âme je le jure, il n’est au pouvoir d’aucune langue humaine de m’ébranler : je m’en tiens à mon billet. Le sanglant contrat va-t-il donc être exécuté ? Non, un droit supérieur à la loi s’y oppose. — À bout d’arguments, la Pitié, dont Portia est, l’organe, a recours à l’argutie : elle saisit le glaive légal dont Shylock est armé, y découvre une paille et le brise en le ployant.

La Justice aurait livré Antonio, la Pitié le délivre. Cette « puissance des puissances » qui un jour déclarera inviolable l’existence humaine, retire au juif sa propriété palpitante. Shylock est dépossédé, mais, songez-y bien, il n’a pu être condamné que par un tribunal supérieur à tous les tribunaux. En réalité, ce n’est pas Shylock que frappe l’arrêt de Portia ; ce que frappe cet arrêt, c’est la coutume du talion, c’est cette rigoureuse justice qui